Incontestablement, c’est au cours du XIe s. que l’exigence de l’idéal monastique est la plus forte, et la plus féconde.
Bien sûr, depuis 875, elle est la raison d’être de l’abbaye et la justification de la soumission des habitants de Tournus à son égard. Mais le XIe s. est une époque de réforme, et celle-ci s’affirme avec vigueur à l’abbaye, dans le vaste programme de reconstruction lancé dans le second quart du siècle, après celle du sanctuaire de l’abbatiale dans les années 1015 / 1020. Aucun texte n’en fait mention avant la fin du XIe s. - et encore s’agit-il d’allusions sybillines dans la chronique du moine Falcon. Seuls, les vestiges sont là pour en parler. Au reste, un tel phénomène de restructuration n’est pas isolé pour cette période, profondément marquée par le modèle clunisien ; mais l’abbaye de Tournus en présente une expression architecturale particulièrement aboutie - à l’origine de ce « joyau du premier art roman » que les historiens de l’art célèbrent dans l’église Saint-Philibert.
Les précédents auteurs - Edson Armi, Jacques Henriet et Christian Sapin pour citer les principaux1085 - s’intéressant uniquement à l’église abbatiale (et à quelques chapiteaux du cloître), avaient mis l’accent sur l’innovation qu’y représentait l’implantation d’une crypte-halle à vaste déambulatoire et chapelles rayonnantes, surmontée d’un chevet de même plan, et celle d’une avant-nef à deux niveaux. E. Armi opposait même initialement les deux ensembles, allant jusqu’à y voir les réalisations de deux équipes, subissant chacune des influences différentes. Nos propres travaux, précisant ces observations par le suivi des contours et l’extension exacte de chacune des phases de chantier successives, ont surtout mis en évidence l’étendue et la cohérence de cette longue reconstruction, l’enveloppe d’un nouveau cloître et des bâtiments qui l’entourent étant jetée en même temps que celle de la nouvelle église, et leur élévation se faisant conjointement.
Pour le peu qu’on en ait reconnu dans les trop rares fouilles autour du cloître, les restes des dispositions antérieures, présentes en gros autour de l’an mil, et sans doute encore en vigueur à la reprise initiale du sanctuaire, répondent à une autre logique, avec par exemple, cette construction de bois abritant des sépultures au sud-ouest, formant peut-être un portique. Elles font prendre la mesure de la rupture intervenue dans le second quart du XIe s., sous l’impulsion de l’abbé Ardain (1028 - 1056). Par opposition, la poursuite du programme sans véritable interruption jusque vers 1100, et donc bien après la mort d’Ardain, est d’autant plus frappante. Au-delà même, aucune des restaurations intervenues jusqu’à l’époque moderne, ne remet sérieusement en cause le schéma d’organisation du XIe s.
Dans le détail, le nouvel agencement reflète une polarisation est-ouest de l’espace régulier.
A l’est, crypte et sanctuaire de la grande église offrent un écrin monumental, sans doute particulièrement décoré, aux reliques dont la sainteté irradie l’espace environnant. L’architecture y convoque la déambulation par contournement, en un parcours rythmé comme autant de haltes par la répartition des chapelles rayonnantes ; à la recherche ornementale des sculptures de la crypte et du déambulatoire du chœur, s’oppose en ces lieux la simplicité du sol initial de terre battue. Au centre du dispositif, le nouveau cloître, étendu sur tout le flanc sud de la nef abbatiale, du transept débordant au massif occidental, distribuant les bâtiments qui l’encadrent avec rigueur, bien éclairé et décoré à son tour de chapiteaux sculptés, voit battre le cœur de cette cité idéale habitée par les moines. Dans les dernières années du XIe s. ou vers 1100, la reconstruction de l’aile orientale se fait toujours en conformité avec les exigences de la Règle et de la liturgie : ainsi, un escalier met en communication directe le dortoir collectif de l’étage avec le chœur de l’église, permettant d’assurer nuit et jour la continuité du service divin. A cette époque, la construction d’une salle du chapitre représente peut-être une innovation ; largement ouverte sur le cloître, par une arcature décorée de chapiteaux et de peintures, flanquée d’une petite annexe, peut-être à vocation d’ « armarium » ou de salle du trésor, elle abrite les réunions solennelles de la communauté et la lecture quotidienne de la Règle, conformément aux prescriptions de saint Benoît. Enfin, au-delà du chevet de l’église et du bâtiment du dortoir, la présence avérée de sépultures laisse supposer l’existence d’un cimetière des religieux, dans la proximité du sanctuaire. Il comporte peut-être très tôt un oratoire, dont la chapelle Saint-Eutrope aurait conservé la mémoire.
Tout cet ensemble réservé aux reliques les plus saintes et aux hommes de Dieu, ordonné selon des principes supérieurs, est séparé d’un pôle occidental tourné au contraire vers l’extérieur et le monde des laïcs, sur lequel s’ouvre à l’entrée de l’église l’avant-nef ou « galilée », expression monumentale d’une symbolique du passage, visant à une forme d’introduction des laïcs dans le monde consacré, et peut-être dédiée aux défunts et au culte de leur mémoire. La petite pièce, rarement conservée, du parloir, qui la relie au cloître par un détour de côté, concrétise la transition d’un monde à l’autre, autant que la barrière qui les sépare, franchie seulement pour des occasions particulières. Elle sert probablement aussi de salle des aumônes, pièce incontournable pour ces spécialistes de la charité que sont les moines, à côté du vaste cellier où l’on engrange des provisions toujours susceptibles d’être redistribuées, ouvert sur l’extérieur en bonne logique d’approvisionnement, et en cours de construction sinon tout juste achevé au moment de la famine de 1032-1033. Ainsi, intercession vers l’au-delà et charité dans le monde des vivants sont clairement revendiquées, au seuil des lieux réguliers, comme les deux modes de contact privilégiés entre religieux et laïcs. En dernier lieu, on peut supposer que la présence d’une seconde zone d’inhumations au nord-ouest, le long de la galilée et à proximité de la grande entrée du monastère, corresponde à un cimetière destiné aux laïcs (du moins à quelques privilégiés), dont les moines s’attachent à accepter la sépulture - la bulle du pape Alexandre III leur en fait même obligation en 11791086.
L’influence clunisienne est palpable dans un tel programme, et il n’est pas étonnant qu’Ardain, revendiqué comme saint moins d’un siècle après sa mort, figure en bonne place, comme moine clunisien, dans les nécrologes de Cluny. Globalement, disposition et dimensions des bâtiments soutiennent la comparaison avec la description du Cluny du milieu du XIe s. fournie par le Liber tramitis aevi Odilonis. Mais Tournus conserve son identité propre, notamment dans l’accent mis sur le culte des reliques et les possibilités de pélerinage, comme l’a déjà souligné, d’après les sources écrites, Isabelle Cartron-Kawé1087. Il est probable que le rapprochement, évident dans le second quart du XIe s., suscité sans doute par une commune ardeur de réforme, aura fait place à une forme de revendication de la spécificité Tournusienne, occasion d’un toilettage de la liturgie et des textes fondateurs sous l’abbatiat en particulier de Pierre 1er (1066-1105), nous a dit I. Cartron-Kawé. L’achèvement de l’église et le voûtement original de la grande nef, et la construction de l’aile du dortoir et du chapitre, peut-être novateur, devraient s’inscrire dans ce contexte : ils ne trahissent pas, loin s’en faut, les choix opérés par Ardain et le modèle clunisien.
Enfin, au-delà du monastère, sans doute dès les abords de l’an mil, un ensemble de chapelles, dont Saint-Laurent au nord demeure l’unique témoin en élévation, maille le territoire aux mains de la communauté. Le monde des moines, qui se veut cité de perfection, ordonne ainsi l’espace environnant - la réforme du XIe s. n’a fait que systématiser cette conception à l’intérieur de la clôture.
En l’occurence, les autels, voire les reliques, contenus dans ces différents oratoires, matérialisent par une subtile dispersion de sainteté cette « polarisation de l’espace » par le sacré énoncée par Alain Guerreau et Dominique Iogna-Prat1088. A Cluny, plusieurs édifices de ce type, administrés par les moines qui y nomment un chapelain, donneront naissance aux églises paroissiales, inexistantes à proprement parler avant le XIIe s., si l’on en croit Didier Méhu1089. Il est probable qu’à Tournus l’une d’elles soit à l’origine de l’église paroissiale Saint-André, à mi-chemin de l’abbaye et de l’antique castrum ; à d’autres oratoires pourraient avoir succédé l’église Saint-Denis du hameau de Lambres, à l’écart de l’agglomération, ou les simples chapelles attestées ultérieurement, Saint-Valérien sur le flanc sud du monastère, au bord de l’ancienne voie romaine, ou Saint-Martin à la sortie du castrum, au-dessus de la route de Mâcon.
Dans cette même optique d’une organisation idéale du monde selon les critères des moines, il est sans doute caractéristique qu’au cours de cette période, si féconde pour le monastère, l’agglomération des laïcs qui en dépend reste perçue dans les textes comme un ensemble disparate, toujours désigné par la formule archaïque des diplômes carolingiens, de « castrum et villa », deux éléments préexistants à l’arrivée des reliques de saint Philibert. Il faut attendre la fin du XIe s. pour que soit énoncé, dans la chronique de Falcon, le mot de « bourgeois », trahissant la conscience d’une réalité nouvelle. Mais la scène qui fait apparaître les Tournusiens pour la première fois les montre dans une relation de déférence vis-à-vis de l’abbé, où celui-ci les reçoit un à un pour inspecter leurs habits, et les gourmander paternellement : pour les moines à n’en pas douter, il s’agit d’hommes à leur service, qu’il faut guider vers Dieu. Il faut attendre 1164 pour retrouver la mention de ces « burgenses », dans une toute autre position cette fois-ci, puisqu’il s’agit d’en laisser deux à l’abbaye, avec deux moines, pour gérer les affaires du monastère, lorsque en pleine crise financière, on envisage la dispersion de la communauté. Qui plus est, cette seconde citation, qui valorise le rôle de certains de ces hommes, est associée désormais à la notion de « burgus », de bourg unifié, ayant définitivement supplanté le couple « castrum et villa ». Cette observation, certes fondée sur des sources trop rares, rejoint en tous cas celle formulée, à partir de l’étude systématique d’une documentation plus fournie, par D. Méhu à propos de Cluny : au début du XIIe s. encore, les moines ne voient dans les bourgeois que leurs hommes1090 ; le bourg n’est alors qu’une extension de leurs domaines. Tous doivent s’intégrer dans la cité idéale, dont le monastère réformé est le cœur.
Pour autant, cette hiérarchie des lieux et des hommes, fondée sur leur degré de proximité avec Dieu, s’appuie sur des réalités autrement plus concrètes.
Les moines, qui revendiquent la pauvreté individuelle, ont dans les faits autorité directe sur un territoire de plusieurs kilomètres carrés autour de Tournus. Celui-ci ne cesse de s’accroître tout au long du siècle, par un afflux de donations, qui apportent aussi à la communauté nombre de domaines éloignés - notamment le long de l’axe Saône-Rhône. Les religieux en tirent des revenus confortables.
A cette richesse collective s’ajoute, à Tournus même, l’importance numérique, qui renforce l’autorité du groupe. L’analyse des bâtiments claustraux et de leurs dimensions, en comparaison avec la description de Cluny du Liber tramitis, laisse supposer un nombre de moines bien plus important que la cinquantaine avérée au milieu du XIVe s. : on n’est probablement pas loin du double aux alentours de 1100 - sans compter le personnel de tous ordres qui gravite alentour, à l’intérieur même du monastère. A cela s’ajoute l’alliance de fait avec la noblesse à l’origine des donations, soucieuse du salut de ses âmes. C’est aussi à leur intercession qu’est destinée, d’une manière ou d’une autre, la construction de la galilée : la monumentalité du massif antérieur de Saint-Philibert traduit clairement le poids de cette alliance.
Au fond, c’est encore l’architecture elle-même, qui exprime le mieux ces réalités au cours du XIe s., à l’intérieur de l’abbaye, et jusque dans la chapelle Saint-Laurent. Ainsi la mise en œuvre des maçonneries, que nous avons tout spécialement analysée, reflète-t-elle dans son évolution chronologique, celle des alliances et possessions de Saint-Philibert, à l’échelle locale, mais aussi à travers tout le pays. On reconnaît d’abord, dans le premier quart du siècle à peu près, l’influence des expériences du centre et de l’ouest de la France, puis de plus en plus au cours des décennies, de la France méridionale et particulièrement de la vallée du Rhône ; dans le même temps, à l’intérieur du grand chantier de l’abbaye, les pratiques s’affinent, voire, se « standardisent »1091.
Pour le reste, ce qu’on appelle le « premier art roman », si bien représenté à Saint-Philibert, est réputé à juste titre pour la sobriété de son ornementation, et seuls quelques groupes limités de sculptures, remarquables au demeurant, témoignent de choix décoratifs dont presque toute trace de peinture a disparu. Peut-être se fait-on aujourd’hui une idée fausse du décor du monastère au XIe s. : pourtant, s’il devait foisonner, ce devait être principalement à l’intérieur de la grande église, dont on n’oubliera pas que le sol du XIe s. est simplement constitué de terre battue.
Est-ce à dire que pour le XIe s., tout ne gravite à Tournus qu’autour du monastère et du service divin ? Pour cette époque, à défaut de traces matérielles explicites de formes d’organisation ou d’expression du pouvoir des moines dans l’agglomération qui en dépend, le raisonnement archéologique peut au moins proposer une esquisse de cet autre Tournus, extérieur à l’abbaye, qui connaît également une vie propre. Il le fait, il est vrai, à travers des traces infimes recueillies à ce jour pour cette période, et peut-être plus encore, par un raisonnement de type régressif à partir d’indices ultérieurs, et par quelques comparaisons.
En premier lieu, cet ensemble s’appuie tout de même sur une agglomération fortifiée préexistante, le castrum. Il se peut qu’elle abrite déjà le siège d’une paroisse, plus ancienne que l’arrivée des moines de Saint-Philibert - à la différence de ces bourgs nés de toutes pièces autour d’une fondation monastique, comme Cluny. En l’occurence, des travaux continuent probablement d’entretenir la forteresse aux mains des moines, qui garde encore quelque intérêt stratégique, au bord de la Saône et à la limite des terres d’empire, à mi-chemin entre Chalon et Mâcon. C’est d’autant plus vrai au début du XIe s., dans un contexte de rivalité entre le comte de Chalon, allié du roi de France, et le comte de Mâcon. A l’intérieur, des fouilles trop limitées ont mis en évidence la continuité d’une occupation à vocation d’habitat.
En dehors de ce noyau ancien, il faut imaginer pour cette époque, à la sortie nord du castrum, sur le bord de la voie parallèle à la Saône qui mène à l’abbaye, une aire ouverte entre les vieilles murailles et le ruisseau du bief Potet, qui sert probablement déjà de marché ou champ de foire. Au-delà, un habitat s’étend vraisemblablement, de façon peut-être désordonnée, le long de l’axe nord-sud de la voie antique, détournée d’une façon ou d’une autre de son parcours initial à l’approche du cloître abbatial. Enfin, vue l’importance de la rivière, vitale à tous points de vue pour l’abbaye, encore renforcée par l’octroi de droits de pêche spécifiques en 1019, il faut penser qu’un habitat existe au bord de la Saône, au pied du monastère.
Il est vraisemblable que cette « villa », où se pressent des hommes au service de l’abbaye, ait gardé une physionomie très rurale. Dans l’attente d’une fouille entre castrum et abbaye dont l’occasion ne s’est pas présentée à ce jour, on peut se faire une idée de ce type d’environnement à partir de données récentes concernant les abords de l’abbaye Saint-Bénigne à Dijon, où le vieux monastère s’est particulièrement développé au XIe s., à l’écart de l’agglomération primitive du castrum, selon un schéma finalement assez proche. Les fouillesque nous avons eu l’occasion d’y mener en 1999, font apparaître, entre les IXe et XIIe s. à peu près, une implantation assez lâche, de type agricole, de maisons pauvres en bois aux sols de terre battue entourées de diverses annexes utilitaires, de facture souvent rudimentaire1092. Etaient-elles dominées par des habitats plus importants ? Nous n’en savons rien.
ARMI 1973, et 2001, HENRIET 1990 et 1992, SAPIN 1995 et dans Prémices de l’Art roman , 1999.
Cf. supra, seconde partie : le site abbatial... I. Le contexte historique... 4.1. La Règle et les moines, et note 110.
CARTRON-KAWE 1998, vol. III.
GUERREAU 1994 ; IOGNA-PRAT 1999.
MEHU 2001, p. 229.
MEHU 2001, en particulier p. 283 - 313.
En ce sens, il n’est pas besoin de trop opposer les deux extrémités de l’église abbatiale pour reconnaître la conjonction de ces influences, comme l’avait fait initialement E. Armi - même si fondamentalement, nombre de ses observations étaient exactes (ARMI 1973).
SAINT-JEAN VITUS 1999.