Au cloître et au foyer, le mode de vie des Tournusiens, XIIe - XIVe s.

En parallèle à cette évolution, les XIIe, XIIIe et XIVe siècles offrent à l’archéologue quelques éclairages bien concrets sur le vécu quotidien des occupants du monastère ou des belles maisons urbaines, qui complètent ou nuancent tous ces schémas d’organisation topographique ou ces représentations sociales. Ils portent à recadrer la vision qu’on aurait d’après la seule appréciation des maçonneries et des décors, à la rendre moins emphatique, et quelquefois, paradoxale. Concernant les périodes antérieures, les témoignages restent trop limités à l’heure actuelle, pour dépasser le niveau des généralités.

A l’abbaye, la disposition des bâtiments autour du cloître, les portes principales et cheminements de l’un à l’autre, entre les différentes parties de la grande église, de l’abbatiale au cloître et au dortoir, du cloître au réfectoire, au chapitre et sans doute à la grande salle de travail, ainsi qu’au parloir, et de là de nouveau à l’église ; les passages en direction des cimetières et chapelles extérieures, et même des jardins avoisinants, correspondent exactement aux nécessités de la vie monacale telle que la Règle les définit pour chaque jour, ou de la vie liturgique, avec ses processions par exemple.

Mais en même temps, la fouille de la cuisine, les aperçus des sols du cloître ou de la cour du monastère, et la disposition de nombreuses portes dans tous les bâtiments, suggèrant des circulations secondaires, y compris au niveau des combles et toitures, laissent entrevoir une autre réalité dès le XIIe s. Au quotidien, la cuisine offre un contraste saisissant entre les prétentions de l’architecture et la réalité d’une occupation sale et enfumée, où l’on piétine dans la suie entre épandages de cendres et monticules de déchets, à l’intérieur d’une espèce d’immense cheminée. Les indices des modes de préparation, quelques notions d’hygiène, même rudimentaire, la consommation abondante de poisson, mais aussi de viande, non négligeable pour un milieu monastique, attirent notre attention. De part et d’autre, on aura pu s’interroger sur les questions de circulation et d’écoulement des eaux, et suggérer d’après divers indices un réseau hydraulique alimenté par le nord-ouest et s’évacuant vers le sud-est après avoir traversé entre autres le cloître et la cuisine ; probablement est-il complété par des puits, et dessert-il la communauté par quelques fontaines (ou lavabos), situées de préférence à l’extérieur, à proximité de plusieurs officines. Le fonctionnement de ces installations occupait-il uniquement les moines ? Il induit en tout cas une grande diversité d’activités et de fonctions.

Plus largement, on devine la présence de serviteurs, entrant et sortant par diverses portes selon les nécessités, évitant par exemple de traverser le cloître, lieu de recueillement et de silence pour les moines. Le long du rempart occidental, passant d’un bâtiment à l’autre à l’étage supérieur, d’autres ouvertures suggèrent des chemins de ronde, où doivent bien se glisser de temps en temps quelques hommes en armes. Les cours ouest et sud, séparées par la cuisine, sans doute flanquée d’annexes à ce jour inconnues, semblent être le terrain de prédilection de tout ce personnel. Ses logements s’y trouvent probablement. Elles doivent connaître une certaine activité : des charrettes approvisionnent le cellier, on y transporte les denrées d’un local à l’autre, on y coupe le bois et l’entrepose pour la cuisine, mais aussi, fréquemment, on doit recharger les sols empierrés. Enfin, la continuité de travaux importants sur de longues périodes implique un peuple d’artisans, de terrassiers, de tailleurs de pierre, de maçons, de charpentiers, de couvreurs, de sculpteurs et de peintres, qui devait bien trouver sa place autour du cloître, des dizaines d’années durant.

C’est une autre vision de l’abbaye qui s’installe, plus diverse et plus colorée, où tout un monde gravite autour de moines au service d’un idéal et de rêves de prestige, qui se voient sans arrêt débordés par la pression du quotidien.

A l’extérieur de la clôture, l’organisation intérieure des maisons de pierre des XIIe, XIIIe et XIVe s., certes moins bien renseignée, traduit une grande simplicité, et des conditions de vie assez rudes à notre échelle de confort, pour une population qui reste cependant privilégiée. Les dispositifs de circulation, en particulier d’un étage à l’autre, où l’on note les indices de galeries de bois extérieures, probablement présentes à l’abbaye également, sont rudimentaires.

Dans les maisons patriciennes en hauteur, où les nécessités de la représentation sociale doivent souvent l’emporter sur l’aspect fonctionnnel, il faut parfois traverser une pièce pour accéder au reste du logis. Les plus vastes demeures sont sans doute complétées de constructions annexes dans bien des cas, et peuvent abriter une large maisonnée. Si la place ne manque pas, l’éclairage reste limité, et le chauffage est médiocre ; la cheminée y apparaît pourtant comme un élément de prestige, dûment mis en valeur à l’extérieur, et qui détonne sans doute de l’ordinaire des Tournusiens. C’est d’ailleurs sur ces deux points que le confort intérieur de la plus grande de ces maisons, rue du Passage Etroit, se trouve amélioré au XIVe s. - avec éventuellement, l’adjonction d’un évier. Enfin, les vastes celliers, caractéristiques de ces bâtisses où l’habitat se confine aux étages, laissent supposer, dans une société où les moyens de subsistance restent un acquis fragile, combien la richesse et la puissance des hommes se mesure d’abord à leur capacité de réserve. Il n’est pas impossible que ces soubassements servent également d’étable ou d’écurie - surtout si leurs propriétaires sont, précisément, des chevaliers. Une fonction partiellement marchande, à propos de laquelle nous ne disposons guère d’arguments, ne peut être complètement exclue.

Dans les maisons bourgeoises les plus caractéristiques de la fin du XIIIe et du début du XIVe s., tout s’organise depuis la rue, d’où l’on accède directement à l’étage habité, qui y donne par au moins une fenêtre géminée. Au rez-de-chaussée, l’espace de travail indépendant ouvre également sur la rue, par un large portail. A l’étage, les grandes fenêtres à coussièges, susceptibles d’être obturées par des volets de bois, apportent désormais un complément de confort appréciable ; on voit apparaître des placards muraux. Mais il n’y a pas toujours de cheminée - encore moins d’évier. Des balcons extérieurs peuvent avoir un rôle d’agrément, s’ils n’ont pas un rôle utilitaire dans le cadre de professions artisanales, ou comme lieux de dépôt et de séchage. Mais peut-être a-t-on affaire aussi à des logements séparés, desservis en commun par des galeries extérieures, ou dans le cas un peu exceptionnel de l’actuelle rue du Bac, par une vis hors-œuvre. D’une manière générale, à des degrés différents de richesse, le logement est moins vaste que dans les demeures patriciennes de la période précédente, se limitant à une pièce à vivre, où se confine sans doute un foyer familial. Il n’est pas impossible que l’étage d’habitat et le rez-de-chaussée de travail, ouvrant toujours tous deux sur un espace résolument public, puissent faire l’objet de locations séparées. Cela dit, un décor mural comme celui de l’actuel n° 21, rue de l’Hôpital, laisse soupçonner dans ce type d’habitat des occupants aisés.