Evolution et diffusion de la construction maçonnée, XIe - XIVe s.

Enfin, on achèvera ce tour d’horizon par une observation sur l’évolution des constructions maçonnées entre le XIe et le XIVe s. : n’ont-elles pas fourni son matériau de base à notre étude, au propre comme au figuré ? Il s’agit pour une large majorité de constructions de moellons de petit appareil calcaire, toujours liées au mortier de chaux et de sable (de Saône). Les transformations qu’on y observe sont résultat du savoir-faire des tailleurs de pierre et des maçons, d’innovations en matière d’outillage, de l’organisation du chantier ou des métiers, et des exigences du commanditaire. Or elles semblent refléter assez justement, à l’abbaye comme aux bâtiments civils et religieux de la ville, l’évolution générale que nous avons décrite pour l’ensemble de Tournus.

Ainsi, au cours du XIe s., les progrès de la taille et de la mise en œuvre suivent ceux du chantier de l’abbaye, se précisant lentement au fur et à mesure de son avancée jusque vers 1100, et favorisant peu à peu, avec l’agrandissement des moellons, un meilleur réglage des assises, une plus grande régularité générale, et certaines formes de « standardisation ». Toutefois, on distingue bien cette campagne, y compris dans ses prolongements tardifs, de celle qui lui succède à partir des années 1110 - 1120. Au XIIe s. en effet, on atteint une sorte de sommet qualitatif, à l’abbaye comme dans les constructions identifiées à travers la ville, religieuses ou civiles, même pour des éléments secondaires, et là où des enduits masqueront les parements. De la taille à la pose, tout y concourt, l’équarrissage et les dimensions modulaires des moellons, le réglage des assise et la finesse des joints, mais aussi l’harmonie des chaînes d’angle et du modelé des pierres de taille, présentant des traces d’un layage, ou de plus en plus, d’un brochage, fin et très régulier. Le sommet est atteint évidemment dans l’utilisation du moyen appareil, à l’abside et aux clochers de l’église Saint-Philibert, où la recherche esthétique est évidente, pour des parements destinés à rester visibles. Le XIIIe s. se distingue par l’introduction d’un nouvel outil de taille, la bretture, promise à bel avenir, et qui supplante définitivement la laie ou taillant droit, mais non le pic et la broche ; mais en même temps, la qualité de mise en œuvre du petit appareil se situe déjà légèrement en deça, en particulier dans le soin porté aux finitions.

Or à la fin du XIIIe et au XIVe s., comme pour mieux souligner la coupure que nous avons identifiée, se répandent des maçonneries ordinaires beaucoup moins régulières, où les moellons sont moins bien taillés, où les joints s’épaississent à nouveau, où les calages se multiplient, intégrant désormais, de plus en plus souvent, des fragments de terre-cuite. Toutefois, les pierres de taille, y compris dans les chaînes d’angle, restent particulièrement soignées : comme si l’on négligeait ostensiblement l’aspect d’une maçonnerie destinée à être enduite, là où précédemment, on y portait le plus grand soin malgré tout. Peut-être ces réalisations ont-elles perdu leur caractère de rareté alors que la construction de pierre se vulgarise, et ne portent plus en elle-même un message de prestige ?

Au demeurant, ces observations ne se limitent pas au site de Tournus. Il est certain qu’on peut les faire dans une bonne partie de la Bourgogne calcaire, tout au long de la Saône et jusque dans la vallée du Rhône, avec toujours ce sommet qualitatif comme repère invariable dans la première moitié du XIIe s. Dans ce mouvement général, les variations chronologiques paraissent liées à la progression et à la richesse des grands chantiers. Ainsi, celui de l’église abbatiale de « Cluny III » présente-t-il dès la fin du XIe s., c’est-à-dire à l’époque la plus glorieuse de la grande abbaye, les qualités observées à Tournus au XIIe s.1097. Peut-être les chantiers les plus riches et les plus prestigieux, liés aux grandes constructions monastiques, suscitent-ils des modèles, du XIe s. au début du XIIIe, qui se diffusent dans un contexte régional, en fonction des parcours des maçons. Apparemment, dans le contexte Tournusien au moins, ce sont d’autres formes de diffusion qui prennent le relais après le milieu du XIIIe s.

L’archéologie aura donc fourni les éléments d’analyse d’un phénomène complexe dans ces trois siècles et demi centraux du moyen âge : celui de la double évolution d’un monastère en plein épanouissement, et de l’agglomération humaine qui lui est associée, en voie d’urbanisation. Dans le cas de Tournus, un noyau d’habitat conséquent, clairement individualisé par une fortification antique, préexistait à l’installation des moines. Partant sur de telles bases, le développement de Saint-Philibert aurait pu être celui d’un monastère péri-urbain, entouré de son propre bourg éventuellement ; deux entités séparées auraient pu croître côte à côte, quitte à se voir ensuite englobées dans un même ensemble, comme à Dijon par exemple. Mais les termes de la donation de 875 avaient clairement fixé le centre de gravité du site au monastère, et aucun autre pouvoir n’est venu lui faire concurrence avant longtemps.

Du Tournus carolingien, presque tout reste à découvrir. Quelques indices à peine, laissent supposer que les efforts des IXe - Xe siècles auront porté d’abord sur un monastère à recréer - à la limite, sur un castrum à entretenir. A l’opposé de notre étude, quand la guerre de Cent ans investit la région, la ville a véritablement pris figure, sa structure et ses modèles urbains sont en place, sa bourgeoisie aussi, le tissu ne demande qu’à s’étoffer ; l’abbaye, elle, a dépassé son heure de gloire, elle n’innove plus, mais se maintient jusqu’à la fin du moyen âge, et assume (parfois durement) son autorité. Entre les deux, c’est dans le sillage de la prospérité abbatiale, revendiquée avec faste à l’intérieur et à l’extérieur de la clôture après le vent de réforme du XIe s., lui-même à l’origine de grandes vagues successives de travaux au monastère, du XIe au XIIIe s., qu’on assiste aux premiers balbutiements du « bourg », cette ville en devenir, structurée par les autels, les reliques et les croix de la puissance spirituelle, sans doute aussi par les alliances et les fidélités de la seigneurie temporelle.

Ici encore, des fouilles resteraient à mener : à l’abbaye, pour compléter l’occupation du cloître, des cimetières, et de tous ces bâtiments, d’accueil ou utilitaires, qui encadrent le carré claustral et donnent vie au monastère ; à travers la ville, pour préciser les étapes de la progression du tissu urbain, la répartition des espaces vides et bâtis aux différentes époques, et pour saisir d’autres formes d’habitat, plus pauvres peut-être, peut-être majoritaires. Sans doute porteraient-elles alors à remettre sur l’ouvrage, une fois encore, ce modèle de développement conjoint que nous nous sommes efforcé de déchiffrer.

Notes
1097.

Cf. BAUD - ROLLIER 1993 , BAUD 1996 b, et BAUD 2003.