5 Le facteur d’expérience personnelle

Le facteur « d’expérience personnelle » semble influencer la préservation de certaines connaissances mais cette notion fait l’objet de définitions floues et contradictoires dans la littérature. Le terme même d’ « expérience personnelle » est la traduction du terme anglo-saxon « personal relevance », Van Lacker, 1991. D’autres termes proches sont proposés comme « experiental effect » (Snowden et al. 1994,1995,1996a, b, 1999), « personal significance «  (Brown et Kulik, 1977 ; Rubin & Kozin, 1984) ou encore le terme intéressant de « autobiographical significance » (Westmacott et al., 2001, 2003 ; Westmacott & Moscovitch, 2003).

Tout d’abord, Van Lancker (1991) définit la « personal relevance » comme la « capacité de quelque chose à unir, agir, ou interagir avec quelque chose d’autre » et insiste sur le fait que cette notion doit être distinguée des notions de fréquence et de familiarité et qu’on doit retenir la notion de « pertinence ». La notion de pertinence personnelle traduit la notion de valence qui fait référence à des facteurs émotionnels ou des affects. Van Lacker (1991) à titre d’illustration propose l’exemple de la clé. Une clé est un objet familier et le mot « clé » est fréquent dans le lexique. La notion de pertinence personnelle implique une valence entre l’individu et son propre trousseau de clés. L’auteur précise que cette notion de pertinence personnelle concerne autant l’expérience privée que l’expérience culturelle publique. Les objets et les personnes peuvent être personnellement pertinents parce qu’ils jouent un rôle dans notre vie privée avec ce que l’auteur appelle les « familiers intimes » (son trousseau de clé, sa maison, son épouse) ou parce qu’ils jouent un rôle dans la culture en tant que « familiers célèbres » (Edith Piaf, le pont du Gard).

Figure 9 : La Joconde aux clefs (1930), Fernand Léger.
Figure 9 : La Joconde aux clefs (1930), Fernand Léger.

Une magnifique illustration de ces familiers intimes et célèbres et de leurs liens à travers des épisodes de vie et des connaissances sémantiques est représentée par le tableau célèbre de Fernand Léger : la Joconde aux clés (1930) et les nombreux écrits du peintre à son propos. En effet, l’artiste reproduisit SON trousseau de clés dans un univers de formes stylisées traduisant son univers pictural et mental (formes rondes et barres verticales : son moi intime et profond?) et une boite de sardine qu’il s’appropria, la mangeant le jour même. Revenant d’une course, son tableau en plan, il aperçut dans une vitrine une photographie de la Joconde (expérience épisodique) et sa représentation à la fois familière, culturelle et symbolique vint parachever ce tableau génial. Le peintre « connaissait » ou avait des savoirs sur les sardines, les clés, la Joconde (avait notamment participé à un travail sur Léonard de Vinci) et sur lui-même…et venait de vivre des évènements uniques au contexte spatiotemporel précis avec les trois  (figure 9) ! Pour Van Lacker (1991) la pertinence personnelle est liée aux facteurs affectifs ou émotionnels puisque dans ces deux cas, la valence traduit l’affect à l’égard de l’objet (attraction/ répulsion). En outre « les objets personnellement familiers acquièrent pour chaque personne une histoire, une relation unique ».

Le concept de « autobiographical significance » proposé par Westmacott et al. (2001,2003) est défini comme « des souvenirs personnels spécifiques contenant des détails épisodiques et contextuels qui sont associés à des concepts sémantiques non autobiographiques ». Pour ces auteurs, les concepts sémantiques qui ont une » autobiographical significance » possèdent une richesse supplémentaire en terme d’informations puisque les représentations de ces informations sont colorées par l’expérience personnelle. Les auteurs prennent l’exemple de connaître John Lennon mais de pouvoir dire aussi qu’il faisait partie du groupe des Beattles et était marié à Yoko Ono et/ou de pouvoir dire ce que l’on faisait lorsqu’on a appris son assassinat. Cette définition nous semble ambiguë ou du moins pouvoir correspondre aussi bien à des phénomènes de « souvenirs flashes » qu’à des connaissances acquises sur une personne éventuellement par des expériences répétées comme acheter tous les livres ou regarder le plus d’émissions possibles sur une personne.

Dans la notion « d’expérience personnelle » proposée par Snowden et al. (1994), la pertinence personnelle doit être distinguée de la fréquence et de la familiarité d’un objet qui peut être très familier et/ou très fréquent mais peu pertinent pour un sujet donné. La notion de pertinence personnelle ne fait plus référence à des facteurs émotionnels (Van Lancker, 1991) mais implique une expérience directe entre le sujet et l’objet. Ainsi seuls les « objets » avec lesquels le sujet a eu une interaction directe et privée sont considérés comme personnellement pertinents (et se « résument aux familiers intimes » de Van Lancker, 1991). Pour ces auteurs, il existe clairement une différence de traitement entre les personnes célèbres (y compris familières et bien connues) et les individus de l’espace privé et personnel.

Même si c’est plus rare, on ne peut pas exclure la possibilité que des personnes ont pu prendre part à un événement historique (sur une durée plus longue qu’un événement brutal générant un souvenir flashe) ou rencontrer une personnalité (par exemple avoir participé à mai 1968 ; assister à la messe du pape au stade de France, assister à un concert de Johnny Hallyday, militer au RPR et côtoyer dans les réunions, Jacques Chirac etc…). Ainsi  nous avons entendu un très bel exemple de ce type de récit lors des cérémonies du débarquement en Normandie en juin 2004. Un homme âgé de 68 ans alors qu’on lui demandait d’évoquer ce dont il se souvenait de ces journées, évoqua ainsi celles-ci (archives INRA) : « Le ciel était noir, le bruit terrible, la mer était couverte d’hommes et mes parents nous emmenèrent mes frères et sœurs précipitamment sans rien emporter chez des cousins à 30 kilomètres de là ». S’en suit une description terrible de cette exode familiale comme un enfant peut la comprendre à travers l’angoisse des adultes. Et l’homme de continuer : « nous sommes rentrés (…) le matin. Tout le village était en ruine. La ferme avait brûlé et « je me souviendrai toute ma vie » combien mes frères et sœurs et moi étions heureux de voir une poule couver de jeunes poussins nés pendant ce temps… ».