Conclusion

Il apparaît désormais assez clair que lorsqu’on veut évaluer un trouble de la mémoire rétrograde, il convient d’évaluer la mémoire autobiographique mais également d’autres composants de la mémoire du passé. Les aspects collectifs les plus susceptibles d’être expertisés semblent bien être les souvenirs des évènements et des personnes célèbres. Ces différents domaines ne s’opposent pas mais semblent bel et bien sous-tendus par des systèmes ou des réseaux neuronaux communs, comme le démontrent les données d’imagerie fonctionnelle. Ces réseaux sont au demeurant très étendus. Le rôle de l’hippocampe constant ou non reste à préciser. De même l’implication différente de chacun des hémisphère reste à confirmer. Il y a autant sinon davantage de proximité entre un fait public pour peu qu’il génère une composante épisodique en suscitant un souvenir flashe et un souvenir d’événement autobiographique précis et détaillé qu’entre les connaissances que l’on peut avoir d’évènements de la vie publique ou le savoir concernant des personnes célèbres. Beaucoup de travaux et de données sont discutés par leurs auteurs au regard des modèles d’organisation de la mémoire de Tulving ce qui rend nécessaire d’utiliser les dichotomies épisodique/ sémantique qui nous l’avons vues sont loin de tout expliquer. Tulving et al. (1988) ont suggéré de distinguer au sein de la mémoire autobiographique, une composante épisodique qui contient des souvenirs spécifiques situés dans le temps et l’espace et une composante sémantique qui regroupe des connaissances générales du passé personnel, les connaissances de soi (les traits de caractère, les préférences, les choix). Pour Tulving, certains évènements de la vie personnelle souvent répétés (vacances tous les ans au même endroit, sorties avec des amis) sont qualifiés de souvenirs génériques et sont considérés comme épisodiques seulement si leur récupération s’accompagne d’un niveau de conscience autonoétique. Pour d’autres auteurs, ces évènements génériques dépendent clairement de la mémoire sémantique (Cermark,1984 ; Conway, 1993 ; Schacter, 1999). Cermark propose de distinguer les évènements génériques (sémantiques) pour lesquels manquent des détails ou pour lesquels on ne connaît pas les circonstances précises de survenue, des évènements spécifiques, qui sont encore situés dans le temps et l’espace, récupérés avec des détails phénoménologiques, et par conséquent épisodiques.

Le modèle de Conway de la mémoire autobiographique (1994, 2004) développe le voyage mental dans le temps, aussi bien dans le passé que vers le futur et rapproche mémoire autobiographique rétrograde et prospective. Cette propriété, nouvelle dans l’échelle animale, reposerait sur l’expansion préfrontale. Le modèle d’intégrité de soi est alors dépendant de la récupération de souvenirs autobiographiques utiles au maintien de sa propre cohérence et de sa capacité de projection dans le futur. On peut supposer que les évènements du monde et l’implication y compris par procuration que l’on peut projeter sur eux participent à la construction de la mémoire passée et à venir. En outre,ils colorent naturellement nos périodes de vie (je suis rentrée à la fac lorsque François Mitterand a été élu etc…).

Enfin et toujours pour Tulving (2002), la mémoire autobiographique épisodique dépend de trois facteurs : le sentiment du temps subjectif, la conscience autonoétique et un « self » qui permet de se déplacer dans ce temps subjectif.

Les souvenirs des personnes et des évènements publics sont des informations générales mais le souvenir d’ évènements publics contenant des informations contextuelles (qui, où, quand, comment est survenu l’épisode), et notamment la date, relève également du domaine de la mémoire épisodique. Il peut s’agir d’une part, d’évènements publics récemment acquis (Cermark, 1984) et d’autre part de certains souvenirs vivaces appelés souvenirs flashes (Brown et Kulik, 1977). Ces souvenirs flashes concernent des évènements pour lesquels on conserve des informations contextuelles sur le moment de leur apprentissage. De même, les souvenirs de certains évènements publics indépendamment du contexte d’acquisition voire des connaissances sur des personnes célèbres auxquelles on s’intéresse beaucoup (spécificité personnelle en terme de pertinence, d’expériences ou d’émotion) pourraient être associés à un contexte personnel plus général, Snowden et al., (1994).

Nous postulons que comme l’individu est capable de reconstruire un self autobiographique, il est capable d’élaborer un self social ; les deux étant sinon dépendants, fortement interconnectés. Le self social permettrait de reconstruire des périodes historiques (mandat présidentiel, années de guerre…) dont certaines seraient proches ou confondues avec des périodes de vie. Ceci permettrait d’expliquer par exemple que des sujets normaux pour situer des évènements dans le temps se réfèrent de façon indistincte soit à des périodes de vie (je travaillais à tel endroit à ce moment là) soit à des périodes historiques (François Mitterrand venait d’être élu). Il permettrait également d’accéder à des évènements généraux (attentats, décès de personnalités, élections, cataclysme etc…) et à des détails plus spécifiques voire épisodiques (par exemple, reconstruction de souvenir flashe). Certains sujets auraient ainsi une atteinte assez globale de la mémoire du passé lorsque le « working self » les empêcheraient assez globalement de reconstruire un souvenir passé, ou de le récupérer, ou d’en vérifier la véracité (contrôle) ou en ayant du mal à inhiber des traces proches. D’autres sujets auraient des difficultés de stockage avec possibilité de l’atteinte d’un seul composant de la mémoire du passé voire des troubles plus singuliers comme des difficultés temporelles par atteinte du stock de périodes (en particulier les plus récentes) alors que les évènements en eux-mêmes seraient assez bien conservés. Dans les maladies démentielles ou les maladies neurologiques lésionnelles diffuses, les patients combineraient des difficultés de mémoire source, de mémoire de travail, de stockage (accès ou stock lui-même) et de traitement émotionnel ce qui expliquerait la relative hétérogénéité des données de la littérature voire des profils différents selon le stade de celles-ci. Dans certains troubles psychiatriques, des difficultés concernant le self social pourrait retentir sur la mémoire autobiographique, notamment dans les situations de stress traumatique. Il serait sûrement intéressant d’explorer les tableaux (regroupant probablement des choses différentes) d’amnésie fonctionnelle avec ces nouvelles données voire les amnésies névrotiques en particulier les amnésies infantiles prolongées.

Lorsque Conway et al.,(2004) élabore l’idée d’un « working self » permettant la reconstruction du souvenir épsiodique personnel, ces auteurs suggèrent que ces représentations (scènes ou épisodes), les connaissances qui les accompagnent, la hiérachie des buts et l’état affectif du sujet pourraient être conscientes ou non. Les mêmes remarques pourraient être faites pour le « working social self » dans le domaine de la mémoire collective.

Il nous apparaît comme urgent de mieux évaluer dans la pratique clinique les connaissances générales et en particulier la mémoire collective des sujets que l’on teste en pratique courante le plus souvent uniquement avec des tests évaluant l’apprentissage de liste de mots dont on a contrôlé l’encodage (et que l’on qualifie d’ailleurs exagérément de mémoire épisodique). Ces connaissances sont, du fait du nombre de structures impliquées pour leur reconstruction et leur contrôle très souvent altérées chez les amnésiques et en particulier dans les pathologies démentielles. L’utilisation d’une batterie courte d’évènements publiques permettant de rechercher en plus des souvenirs biographiques (au travers des souvenirs flashes) et de célébrités nous paraît réalisable en pratique courante dans tous les cas où le bilan standart est insuffisant.

En terme de rééducation, il paraît évident que le domaine de la mémoire collective est un domaine riche d’intérêt. Les sujets l’abordent d’abord avec moins d’anxiété que celui de leur mémoire biographique. Le rééducateur contrôle ensuite aisément le travail sur la mémoire qui génère moins d’inférences et d’interférences avec des paramètres psycho-pathologiques. Enfin, remettre en place des bornes historiques, situer des grands personnages ou des évènements clés peuvent être très utiles à situer de nouveau des faits personnels épisodiques ou non. Ce travail peut être facilement proposé dans un premier temps, en groupe, la mémoire collective se prêtant bien à un travail de récupération collective !

Nous pensons avoir montré l’intérêt et les limites de modèles théoriques pour comprendre l’organisation des connaissances de la mémoire collective au sein de la mémoire du passé et les éventuelles perturbations survenant dans les pathologies neurologiques (et psychiatriques). En fait, les modèles théoriques ont le mérite essentiel de dissocier ou de disséquer la mémoire en systèmes puis en sous-systèmes et en composants. Les modèles restent des constructions de l’esprit et toute démarche cherchant à les « valider » en terme de « vérité » à partir d’observations « symptômatiques » paraît bien naïve. La plupart du temps leur élaboration a été faite à partir de symptômes isolés et donc ce souci de vérification aboutit même à un raisonnement tautologique ! En outre, cette démarche peut conduire à focaliser l’observation sur les « systèmes » ou « composants » du modèle plus que sur les symptômes. Ainsi, sont apparus dans la littérature des dichotomies « cliniques » telles que l’opposition entre mémoire épisodique et sémantique qui peuvent, nous semble-t-il avoir démontré, largement être critiquées comme peuvent être rediscutés des paramètres isolés comme les gradients temporels ou le caractère émotionnel ou non d’un souvenir (unique ou non ; biographique ou non). Nous ne suggérons pas de rejeter les modèles ! Nous serions déjà tentés de regarder ce qui a conduit la construction des uns et des autres et ce dans quel environnement ou contexte. Nous sommes ainsi allés jusqu’à proposer l’idée peut-être provocante que des théories très différentes peuvent aider à conduire la réflexion : les modèles cosmiques de la Renaissance, la Joconde aux clefs de Fernand Léger ou le modèle SPI de Tulving ! Nous suggérions volontiers de revenir davantage à l’examen des symptômes quite à repérer, expliquer (traiter) un symptôme plus qu’un système. La reconstruction d’un souvenir (plus que la simple idée de sa récupération) et l’apport des théories unitaires de la mémoire est évidemment alors une voie de réflexion très ouverte avec des possibilités de travaux d’imagerie ou de modèlisation (simulation) neuronale en parallèle. Les apports mutuels de l’observation, du recueil du symptôme, de l’écoute de la parole du sujet en situation d’oubli et des tests adaptés sont également, à notre avis, complémentaires et donc enrichissants.

Ces examens cliniques et neuropsychologiques peuvent (et doivent) très bien être couplés à des travaux d’imagerie et discutés à la lumière des modèles théoriques mais ne doivent pas servir la cause des modèles (en prenant alors le risque de négliger des signes que le modèle n’explique pas ! et donc que l’on ne recherche plus ou pire que l’on ne rapporte pas). Les trois directions qui pourraient être proposées sont un travail sur le contenu émotionnel des informations, le temps (en terme d’époque, de période, de délai et de durée) et la familiarité. Des travaux d’imagerie fonctionnelle ciblés sur le temps en terme de  « période» évaluant le rappel d’ évènements publics et le rappel de périodes historiques ; le rappel de périodes de vie personnelles et le rappel d’évènements personnels ; le rappel de personnes familières et de célébrités et des périodes où ces célébrités ont été illustres et où l’on a rencontré ces familiers permettraient peut-être d’affiner et les données temporelles propres (ou non) à chacun de ces domaines  et de mieux comprendre le contrôle du self et/ou sur le self.

La poursuite de travaux sur des cas cliniques uniques (y compris en utilisant l’imagerie fonctionnelle) nous paraît primordiale et doit comprendre une étude exhaustive des symptômes mnésiques des sujets étudiés en multipliant les paradigmes d’évaluation et en distinguant bien les périodes de temps, les types d’évènements, le caractère spécifique et générique de ceux-ci afin de proposer sinon de nouvelles données, un nouvel éclairage sur le fonctionnement des souvenirs , de leur reconstruction, des liens entre passé et futur et des indispensables (et primordiaux) structures de contrôles sans oublier les liens existant entre émotion et mémoire. L’étude de la mémoire du Monde est peut-être un moyen d’approcher la mémoire du Soi et sûrement de s’intéresser au cœur de l’humain. Le voyage dans le temps pourrait se comprendre comme un déplacement entre passé et futur, la mémoire et l’émotion étant tantôt proue et poupe du navire.