II- L’intérêt des théories pour appréhender les événements

L’intérêt de cette action collective au niveau mondial renvoie à celui de la coopération internationale et son bien-fondé comme instrument de production de BCIM. Le recentrage doctrinal de la coopération internationale autour de la notion de BCI a d’abord été l’œuvre de Kindleberger (1986). Dans le but de relancer l’analyse de la coopération internationale dans de nouvelles directions, l’auteur estime qu’en l’absence d’un gouvernement international, la coopération entre Etats est le meilleur moyen de reconsidérer le fonctionnement du système international et de produire les BCI. La science politique a aussi exploré le problème de la production de BCIM et, en particulier, les rasions qui incitent les Etats à coopérer et à respecter, ou non, leurs engagements internationaux. Institutionnalisée, fondée sur le respect mutuel et le principe de l’égalité juridique entre les Etats, considérée comme un processus d’adaptation de raisonnements et/ou de mise en commun de connaissances en vue d’atteindre des objectifs collectifs, la coopération internationale a longtemps permis d’atteindre des objectifs collectifs et servi de mécanisme de fourniture de certains BCI. Nous verrons que ce fut le cas dans les domaines qui ont trait au fonctionnement des marchés financiers où des actions collectives coordonnées des autorités publiques et des banques centrales occidentales avaient permis d’atténuer les conséquences de certaines crises financières internationales ou d’en prévenir d’autres. Cependant, les avantages de la coopération internationale ne vont pas jusqu’à occulter la divergence des préférences collectives des Etats et de leurs visions du multilatéralisme, ainsi les rapports de force qui dominent la scène internationale. En effet, il est avéré que le modèle de la coopération entre Etats est mieux adapté à la gestion des interdépendances qu’au traitement des problèmes globaux. En lui-même, il n’offre rien qui permette de surmonter les difficultés liées à la dimension d’action collective inhérente aux problèmes qui mettent en jeu des BCIM 31 . Les questions de souveraineté et de conflits d’intérêts, l’absence d’une autorité supranationale et la défaillance du multilatéralisme sont autan de limites qui risquent de contrarier les engagements collectifs et coordonnés en faveur des BCIM.

Les limites de l’approche de la coopération internationale et la constatation de la défaillance de cet instrument entre les Etats dans certains domaines ont conduit à l’émergence d’une approche institutionnaliste, selon laquelle la délégation des compétences à des institutions internationales serait un moyen plus fiable de résoudre certaines questions mondiales. Ainsi, Stiglitz (1998, 1995) réactualise le débat sur la gestion de BCIM et examine en détails les responsabilités spécifiques de la communauté internationale. Il met l’accent sur la nécessité de l’action collective internationale pour produire les BCIM et notamment sur le rôle des IFI pour répondre à ces besoins ; en rappelant au demeurant que les IFI ont été créées en réaction à l’ordre économique international de l’entre-deux-guerres, marqué par des déséquilibres inouïs, qui ont conduit à la dépression puis à la Seconde Guerre mondiale.

Cela nous ramène au cœur de notre étude, car, il convient de mentionner ici que, l’objectif principal de cette étude est en fait d’approfondir cette proposition de Stiglitz 32 , l’évaluer et tenter de dépasser ce stade en matière de réflexions sur les mécanismes de production de BCIM. La question principale étant de savoir si la résolution de la question de ces biens peut être intégrée et coordonnée dans l’architecture des institutions financières internationales. Car, la fourniture des biens de ce type pourrait être le défi à relever pour ces institutions dans ce troisième millénaire.

D’autres arguments pourraient être avancés pour le choix des institutions internationales, en particulier des IFI. D’abord, il semble évident qu’il existe une concordance entre les objectifs définis par les institutions internationales et les caractéristiques des BCIM. Le FMI, la Banque mondiale, l’OMC,... contrairement à des institutions régionales ou multilatérales (OCDE, OTAN, UE, AIF,...), s’attèlent à résoudre des problèmes mondiaux ou à défendre des intérêts globaux, dans le but final d’améliorer le bien-être mondial. Elles offrent également un espace où les Etats-nations peuvent se rencontrer, partager leurs expériences et négocier des accords internationaux et des mesures de suivi opérationnel requises. Le choix des IFI se justifie cependant par le fait que l’ordre international actuel s’est construit sur le primat de l’économique. Les interdépendances entre nations à connotation économique, financière et commerciale sont de plus en plus perceptibles et engageantes, même si les Etats sont convenus de faire place à d’autres valeurs que celles du commerce. Enfin, il n’est nul doute qu’exercer une surveillance et un suivi étroits des évolutions de politiques économiques est particulièrement important pour converger les préférences et les consolider l’action collective afin d’améliorer le bien-être mondial.

Ainsi, nous soulignerons des apports théoriques portant sur le rôle des institutions internationales dans l’établissement de cadre multilatéral global, permettant de guider les objectifs et les préférences des Etats-nations vers la réalisation des intérêts collectifs et d’améliorer le bien-être mondial. Plusieurs théories en relations internationales mettent en relief l’intérêt des institutions internationales pour la promotion de la coopération et de l’action collective internationales nécessaires pour considérer les questions mondiales. L’explication est que, au niveau international, la négociation et la coordination des politiques publiques sont imposées par l’absence d’autorité centrale légitime et par la nécessité d’harmoniser les politiques menées par les différents pays. Nonobstant des critiques révélées, les principales conclusions dans ces domaines enseignent que les institutions internationales sont à même de réduire le facteur d’incertitude et les « coûts de transactions » liés aux structures de négociations 33 , en fournissant des informations fiables et en favorisant les négociations entre les Etats. Elles dictent des règles et des normes, de portée générale et portant sur des questions mondiales, et favorisent des engagements collectifs en faveur des BCIM. Ce modèle a toutefois le mérite d’être opérationnel, car sous l’égide de ces institutions, plusieurs conventions internationales ont été signées et ratifiées par les Etats-nations ; ce qui semble étayer que les objectifs majeurs des politiques publiques dégagés par les théories des relations internationales correspondent souvent aux préférences fondamentales exprimées par la communauté des nations.

En nous focalisant sur les expériences des IFI, nous nous apercevrons en effet que celles-ci ont tenté d’évoluer pour répondre aux besoins de l’environnement international (stabilité économique et financière, développement des pays les plus démunis,...). Cependant, une analyse plus détaillée sur des pratiques et dynamiques qu’accomplissent ces institutions révèle des failles dans leur tâche de fournir convenablement les BCIM. Des études théoriques, étayées par des exemples, conduisent à relativiser la capacité des IFI à répondre parfaitement à l’exigence d’un nouvel ordre économique international visant à garantir de façon optimale et équitable des intérêts collectifs globaux. Les arguments de ces défaillances ont trait aux décalages entre les objectifs qu’elles se fixent et les résultats souvent obtenus. Cette situation s’explique a posteriori par le fait que les IFI sont soumises à des contraintes, de la part des Etats ou encore de l’atmosphère globale, qui influencent les décisions qu’elles prennent concernant certaines questions mondiales. La déficience de légitimité, due à la controverse que suscite la question de la pondération des voix et du suffrage censitaire au sein de ces institutions, à laquelle s’ajoute la faible représentation des pays pauvres, débouche souvent sur la défiance à l’égard des décisions qui y sont prises. Qui plus est, la délégation d’autorité à des institutions supranationales s’accompagne généralement d’opacité quant à l’implication de leurs décisions, et parfois quant à leurs fondements. Par exemple, les recommandations des IFI aux pays riches dans le sens d’un relèvement de l’APD à 0,7 % du PIB n’ont aucune recevabilité et n’ont d’ailleurs jamais été suivies.

A analyser de près, cette situation pourrait être interprétée comme les conséquences de la divergence des visions des Etats sur la façon de résoudre les problèmes mondiaux et de garantir les intérêts globaux. Laquelle divergence se répercute sur le fonctionnement du système mondial – qui fonctionne mal – et sur la gouvernance mondiale. Ce constat débouche sur une nouvelle réflexion sur la façon de concevoir la question de BCIM : mieux gérer la mondialisation pour prétendre à fournir les BCIM (Kaul et al, 2003).

Ces démonstrations nous conduisent à concevoir l’approche de la « gouvernance mondiale » comme alternative dans la résolution de la question de BCIM. La gouvernance mondiale estconsidère comme l’exercice de l’autorité économique, politique et administrative en vue de gérer les affaires d’un ensemble de pays. Elle englobe les mécanismes, les processus et les institutions par le biais desquels les citoyens et les groupes expriment leurs intérêts, exercent leurs droits juridiques, assument leurs obligations et auxquels ils s’adressent en vue de régler leurs différends et ce, à l’échelle mondiale 34 .

Cette approche très probante conduit à renouveler les questionnements sur l’articulation des préférences collectives, l’équité et la justice internationales, les processus de négociations et de la coopération internationale, les dysfonctionnements du marché, et sur la place des autres acteurs dans la considération des problèmes mondiaux. Elle suppose des procédures et des conventions par lesquelles des règles collectives sont élaborées, décidées, légitimées, mises en oeuvre et contrôlées, au niveau mondial 35 . Elle semble en outre permettre de répondre aux critiques qui remettent en question le système institutionnel international : déficit de légitimité, manque d’efficacité et problème d’iniquité. Car elle favorise l’organisation de coalitions volontaires, de regroupements ad hoc, et envisage la construction de régimes internationaux à partir des pratiques des acteurs, en privilégiant la flexibilité et l’efficacité des arrangements par rapport aux objectifs collectifs. Fondée sur la démocratisation dans la résolution des affaires mondiales 36 , elle associe en fait des acteurs étatiques (gouvernements, institutions publiques multilatérales,...) et non-étatiques (ONG, entreprises,...), différents niveaux territoriaux d’organisations (coalitions ad hoc, régionalisation, etc), permettant ainsi de traduire les relations de conflits en relations de coopération fondée sur une solidarité réelle et fiable.

Elle ne pronostique pas la fin des Etats-nations, car la problématique des BCIM n’est pas conforme au dépérissement ou à l’affaiblissement des ces acteurs. La portée de la mondialisation en tant que discours remettant en cause la légitimité des Etats-nations est donc à relativiser ici. L’approche de la gouvernance mondiale leur accorde d’ailleurs un rôle considérable, qui consiste à repenser la notion de souveraineté, déterminer les objectifs nationaux en fonction des intérêts globaux, admettre le renoncement au profit d’un rééquilibrage des modes de résolution des questions mondiales, à travers des instances supranationales plus représentatives et donc plus légitimes. Ce qui soulève la question du poids des Etats au sein des institutions internationales.

Quant aux IFI, il s’agit de voir comment repenser leurs pratiques et dynamiques afin de bâtir des cadres d’actions collectives permettant de dépasser les blocages actuels et de fournir convenablement les BCIM. La résolution des problèmes mondiaux et de la question de BCIM suppose un consensus sur les actions collectives à entreprendre, un cadre commun pour les mettre en oeuvre. Les IFI doivent être réformées et adaptées aux exigences de la gouvernance mondiale, permettant une réelle considération des questions mondiales et garantissant des engagements collectifs à l’échelle mondiale.

S’agissant des acteurs de la société civile, leur reconnaître une place dans la gestion des affaires mondiales revient à légitimer leurs actions de sensibilisation et d’incitation, qui visent à forger une réelle prise de conscience de l’intérêt des BCIM, des méfaits de la sous-production de ces biens et de la nécessité des engagements collectifs et de l’action collective internationale dans ce domaine.

*

Nous soutenons donc dans la première partie que dans l’action collective internationale qui commande la production optimale de BCIM, les Etats-nations, constituant l’horizon de la régulation politique, jouent un rôle de locomotive, les IFI constituent le cadre global où se matérialisent les efforts globaux, les acteurs de la société civile aiguillonnent les engagements collectifs en faveur de la production de BCIM.

Il serait sans doute utile d’approfondir la réflexion sur les concepts et la résolution de BCIM dans un cadre plus pratique. Le domaine de la stabilité financière internationale et celui du développement global et la lutte contre la pauvreté internationale, qui se recoupent respectivement avec les objectifs du FMI et de la Banque mondiale, pourraient être identifiés comme des champs d’analyse et d’application.

Notes
31.

Cf. Jacquet, Pisani-Ferry et Tubiana (2002).

32.

Son article phare sur cette question est intitulé : " International Financial Institutions and the Provision of International Public Goods". Cahiers de la BEI, volume 3, n°2 ; numéro spécial: International Financial Institutions in the 21st Century, 1998.

33.

Les coûts de transaction ex ante indiquent les coûts correspondants aux coûts de recherche d’information et de négociation. Les coûts de transaction ex poste sont des coûts constitués : i) des coûts engendrés par la structure de contrôle du déroulement du contrat ; ii) des pertes occasionnées et des coûts de négociation éventuelle dans le cas où le contrat initial serait incomplet ou mal adapté à une situation nouvelle ; iii) des coûts d’opportunité que représente l’immobilisation de certains actifs destinés à garantir le respect par les deux parties des clauses du contrat. Cf. Lexique – Rédaction de Problèmes économique. Selon Leffler & Rucker (1991), ce sont tous les coûts associés à l’organisation et la coordination des interactions humaines.

34.

Adaptée d’après Lexique de Problèmes économique – 1999.

35.

Au-delà des régulations internes, la gouvernance mondiale concerne également les régulations internationales ; ce qui est traditionnellement appelé en économie politique internationale les « régimes internationaux ».

36.

En mettant l’accent sur la multiplicité des acteurs et sur la participation des différentes composantes de la société, la « gouvernance mondiale » pose alors une base de réflexion utile pour la régulation du système économique et politique international (Smouts ; 1997).