Pour mieux comprendre ce qu’est un bien collectif 53 , il est utile d’examiner son antonyme, un bien privé, et de discuter la nécessité d’un marché pour les biens privés. Dans une transaction de marché un acheteur a accès à un bien (ou service) en échange de monnaie ou, parfois, en échange d’un autre bien (troc). Les vendeurs et les acheteurs se rencontrent à travers le mécanisme de prix et si tout se passe parfaitement l’économie peut atteindre l’état de l’efficience maximale dans lequel les ressources sont allouées de façon optimale. Au demeurant, la « théorie de l’équilibre général » (Walras, Pareto, Arrow, Debreu) permet d’expliquer le processus par lequel les prix et les quantités de biens et services sont déterminés dans une économie de marché, étant donné la répartition initiale des actifs productifs, le comportement généralisé d’ «optimisation» des consommateurs et des producteurs, et l’existence de marchés concurrentiels. De même, la théorie du bien-être ou de l’équilibre général (Pigou et Samuelson, entre autres) a démontré de façon formalisée 54 l’intuition d’Adam Smith selon laquelle, dans un environnement de concurrence parfaite, les choix non-coordonnés des individus, guidés par les « signaux » des prix, génèrent le meilleur des mondes, c’est-à-dire le plus efficient. Cependant, une des conditions principales d’une transaction de marché est que la propriété ou l’usage d’un bien puisse être transféré ou refusé à un autre individu. Ainsi, les biens privés se définissent par deux éléments que sont la rivalité et la possibilité d’exclusion d’usage. Autrement dit, les biens privés sont tels que la consommation du bien par un individu exclut celle du même bien par un autre. Une mangue, une fois consommée, ne peut plus l’être par quelqu’un d’autre. Avec les biens collectifs, les sujets sont différents. En effet, la théorie économique a montré que les hypothèses sous-jacentes à la « concurrence parfaite » sont trop fortes pour être vérifiées, notamment en évoquant le phénomène de « défaillances de marché » (market failures). Or parmi les causes de la défaillance de marché, la littérature économique évoque l’existence des structures de marché non-concurrentielles, d’«externalité » et aussi de « biens collectifs ».
La définition de biens collectifs n’est pas une entreprise aisée ; différents critères ne se recoupant pas, ayant pour conséquence une certaine confusion terminologique que la traduction de l’anglais « public goods » risque de renforcer 55 . Ainsi, dans un article publié en 1954, P. Samuelson – reprenant une idée du XIXe siècle exposée par Wicksell et Lindahl – tente d’en dégager les propriétés et introduit les notions de non-exclusion et de non rivalité pour définir un bien collectif. La non-exclusion signifie que tous ont accès au bien collectif, même s’ils n’ont pas participé au coût de sa production 56 . Le principe de non-rivalité implique que la consommation d’un seul n’affecte en rien celle des autres. La définition classique est donc la suivante : ce sont des biens, services ou ressources qui bénéficient à tous, et se caractérisent par la non-rivalité (la consommation du bien par un individu n’empêche pas sa consommation par un autre) et la non-exclusion (personne ne peut être exclu de la consommation de ce bien) 57 . Ils sont donc tels que « chacun en a sa part et tous l’ont tout entier », comme disait Victor Hugo. La qualité de l’air, le contrôle des épidémies en sont des exemples. Si ces deux conditions sont pleinement vérifiées, les biens publics sont dits purs. Lorsqu’une condition seulement est remplie, ils sont dits impurs : le principe de non-rivalité ne se vérifie plus quand on approche de la saturation (ex : un boulevard périphérique aux heures de pointe) ; le principe de non-exclusion peut être violé par l’instauration d’un droit d’accès (ex : les autoroutes à péage) 58 . Cette notion se différencie toutefois de celle d’équipement public. Ce dont il s’agit ici, c’est le service fourni éventuellement par un équipement fixe et non l’équipement lui-même. C’est ainsi que l’usage d’un bien collectif ne peut être réservé à ceux qui paient pour l’obtenir. Une route ou un jardin public est à la disposition de tous les résidents et de tous les passants, qu’ils acquittent ou non des impôts pour en assurer l’entretien 59 .
Pour parfaire ces définitions, il convient d’examiner profondément les caractéristiques qui permettent de spécifier les biens collectifs. Ainsi, les biens collectifs ne remplissent aucune condition de la formation d’un prix sur le marché. Il s’agit en effet des biens dont la nature dissuaderait l’initiative privée. C’est pour spécifier cette nature qu’a été forgée la notion d’indivisibilités ; la consommation du bien collectif n’étant pas partagée entre les individus mais égale. Cette notion se divise en indivisibilités de l’offre et indivisibilités d’usage.
Les indivisibilités de l’offre nous ramènent à la question de tarification et des rendements croissants. Les biens collectifs n’ont pas de coût marginal : la construction d’un morceau de phare n’a pas de sens, on le construit tout entier ou pas du tout ; tandis que des pièces détachées d’une voiture peuvent servir. Et une fois construit – avec un coût énorme – on pourrait imaginer, comme c’est souvent le cas, de mettre en place un péage pour répercuter la dépense sur les usagers. C’est alors que se pose le problème de la tarification. En effet, un des arguments de base du système libéral est que sur les marchés, les prix s’établissent au niveau où le coût marginal est égal à la recette marginale. Autrement dit, on fait payer au consommateur ce que coûte la dernière unité produite ou l’unité marginale. Dans le cas d’une infrastructure (tel un pont), on voit bien qu’un usager de plus ou de moins ne change rien au coût total. Le coût marginal est nul et on ne peut donc tarifier l’usage. C’est la raison pour laquelle les autorités doivent prendre en charge l’établissement et l’entretien de ce projet qui se présente ainsi comme l’équivalent d’une ressource naturelle à laquelle chacun doit pouvoir accéder librement.
Les indivisibilités d’usage, quant à elles, correspondent à la caractéristique de la non-exclusion. C’est-à-dire qu’elles impliquent des situations où il est impossible d’exclure un bénéficiaire potentiel du bien produit ; son service est à la fois indivisible et simultanément consommable par chacun, sans que rien ne soit retiré aux autres : le navigateur qui se laisse guider par la lumière du phare l’utilise entièrement (et non en plus ou moins grandes quantités en fonction d’un prix), et pourtant il la laisse entièrement disponible pour les autres. Contrairement aux biens privés, qui ne peuvent appartenir qu’à l’un ou à l’autre, il n’y a donc pas de compétition pour la possession des biens collectifs, et rien n’oblige le consommateur à révéler ses préférences en offrant un prix, puisque nulle concurrence ne peut les lui arracher. C’est le cas également de la Défense nationale ou de la Police, qui ne relèvent pas de la logique marchande et qui présentées comme les principales attributions de l’Etat. Lorsque l’on met en place une armée pour défendre le territoire, tout le monde en profite sans avoir à demander ou à payer quoi que ce soit. Etant donné qu’il est impossible de faire payer les bénéficiaires, l’initiative privée – habituellement soucieuse par le seul profit – ne se mobilisera pas pour cette tâche, et il faudra recourir à une production administrée, privée 60 ou publique, financée indirectement par la fiscalité, des dons ou par des cotisations.
Par ailleurs, une autre question d’indivisibilité subsiste et concerne toute une palette de situations hybrides où la divisibilité est partielle. Cela concerne les domaines où les coûts fixes sont importants comme la production et la distribution d’électricité ou de gaz, les transports collectifs, les télécommunications, etc. Les firmes qui produisent ces services doivent-elles être intégrées au secteur public ? La réponse varie d’un contexte à l’autre. Nous constatons en effet que, moyennant un contrôle de l’Etat, l’initiative privée et la tutelle publique cohabitent des fois, comme le montre le cas du Tunnel sous la Manche, entièrement financé par des privés, ou encore la gestion de l’eau – un bien collectif par excellence – souvent transférée au secteur privé. De ce fait, les indivisibilités ne sont plus une raison suffisante pour justifier la production de biens collectifs par les seuls pouvoirs publics.
Notons enfin que « consommations égales » ne signifie pas forcément utilités égales. Un antimilitariste bénéficie de la protection qu’assure un système de dissuasion nucléaire au même degré qu’un partisan de celle-ci. Il n’en éprouve pas pour autant la même satisfaction.
A ces propriétés centrales s’ajoutent également d’autres notions étroitement liées au concept de biens collectifs ; telles que les externalité.
Signalons que le terme « collectif » ne veut pas nécessairement dire étatique ; nous montrerons ultérieurement que, le secteur privé, les acteurs sociaux et les organismes internationaux y ont aussi leur mot à dire dans des structures qu’il faudra inventer pour cela.
Cf. Samuelson (1954) ; op. cit.
La pierre angulaire des débats académiques sur cette question reste la recherche d’une définition universelle.
Le coût marginal de fourniture de ce bien à un individu supplémentaire est nul, et dont il est impossible, coûteux et inefficace d’interdire l’accès à cet individu ou d’en restreindre l’usage à un groupe réduit.
Ni exclusion par les prix (qui ne paie pas n’a pas d’accès à la consommation et n’y a pas droit) ni tout autre mode d’exclusion d’ailleurs, par une file d’attente ou la réglementation.
Un bien collectif peut également être opposé à un « mal » collectif, qu’on emploie généralement pour désigner le phénomène qui a des effets négatifs sur les agents (pollution de l’air, contamination de l’eau, etc. ), c’est-à-dire les désutilités collectives. Cf. Mougeot (1989); Kindleberger (1986); etc.
De même, lorsque que l’Etat fournit des services de location géopositionnée (tels les phares), ceux qui les utilisent pour se localiser ne réduisent pas la valeur des signaux pour les autres. La seconde caractéristique est la non-exclusion. Elle signifie qu’aucun agent ne peut être exclu des bénéfices, ou ne pas être affecté par le bien collectif même s’il n’a pas payé pour l’obtenir ; ou encore que l’exclusion par le fournisseur du service n’est possible qu’à un coût très élevé. La défense nationale, par exemple, est un bien collectif dans la mesure où tous les citoyens en profitent – que l’on soit contribuable ou non.
Pour une analyse approfondie sur la production privée de biens collectifs, voir, par exemple, Mankiw (1998).