1.1.4 - La production de biens collectifs et ses impasses

Nous avons vu précédemment que ce qui caractérise davantage les biens collectifs c’est le fait qu’ils relèvent du modèle non marchand de l’activité économique. Leur rentabilité n’apparaît pas au niveau de leur compte d’exploitation, mais dans celui des firmes qui les environnent, et dans le long terme. La véritable efficacité économique des chemins de fer, dans l’histoire, ne se mesure pas à leurs pertes ou profits, mais plutôt à leur contribution à la croissance du produit national. De même, la santé et l’éducation ne doivent pas être évaluées à l’aune de la de la rentabilité marchande, mais plutôt sous l’angle de ce que leurs performances devraient à la collectivité. Ces biens, dits collectifs, se distinguant par leur nature, la masse d’effets induits qu’ils comportent et la complexité qu’implique leur mode de production, ne peuvent être assumés par le secteur privé. De ce fait, leur production optimale ne peut être assurée que par les pouvoirs publics. En d’autres termes, la production de biens collectifs nécessite une intervention publique car les marchés libres sont intrinsèquement incapables de fournir la quantité optimale requise de ces biens. Ils sont donc souvent produits par des mécanismes hors marché ou des mécanismes de marché « tronqués » – en l’occurrence par l’Etat 68 .

Cependant, la contribution d’autres acteurs à la production des biens collectifs semble essentielle. Prenons l’exemple de « l’ai pur » ; l’Etat peut établir une réglementation et des contrôles de la pollution. Mais ce sont les acteurs privés, ménages et entreprises, qui doivent « fournir l’air pur » en limitant leur production de polluants. Les fabricants d’automobiles ont ainsi dû ajuster leurs mécanismes productifs pour se conformer à des normes environnementales plus strictes. La production de biens collectifs, dans bien de cas, engage l’Etat aussi bien que des acteurs privés. D’un autre côté, le bon fonctionnement des feux de circulation (bien collectif) devrait son assurance au civisme et à la sagesse des citoyens automobilistes ; autrement, nul ne pourra bénéficier de leurs avantages collectifs.

Ainsi, l’Etat et les collectivités, dans leur ensemble, sont concernés par tous les types de biens collectifs et d’externalités qui nécessitent l’intervention publique. Celle-ci peut prendre diverses formes. La première consiste à édicter des normes qui, par des lois ou des règlements, imposeront aux pollueurs, par exemple, de cesser leurs émissions en filtrant au préalable leurs rejets dans l’air ou dans l’eau. Il en va de même pour d’éventuelles indemnisations ou pour les contributions à verser à l’organisme chargé de la dépollution. Le problème que pose cette idée est relatif à la question de l’évaluation des dommages. Une nouvelle approche dérivée des recherches menées par l’Américain, Ronald Coase, qui a vu le jour depuis quelques années et qui repose sur la logique de ce que l’on appelle les droits de propriété. C’est une méthode qui tente de tarifier les actes et usages en créant un marché ; le seul moyen de les évaluer. Dans cette optique, l’Etat devrait faciliter la création de « marchés de droits de propriété » en développant la tarification d’usages qui étaient auparavant gratuits 69 .

Une autre forme de l’intervention publique consiste à prendre à sa charge tout ou partie de l’internalisation. La dépense publique est donc mobilisée, que ce soit pour améliorer la sécurité (élargissement des routes, engagement des policiers,…) ou pour réparer directement des dommages causés. Certes c’est le moyen le plus simple, celui auquel on pense immédiatement mais il a l’inconvénient d’être vite coûteux s’il se généralise.

Enfin, le sujet crucial qui touche encore le concept des biens collectifs concerne la question de leur hiérarchisation. En effet, aux niveaux local, national voire même mondial, la plupart des décisions sont généralement le résultat d’un processus politique, étant donné les immenses disparités des conditions de vie et des systèmes de valeur qui distinguent les pays, sans parler du monde entier. Par exemple si une communauté fait de la connaissance et du savoir une priorité, une bibliothèque pourrait être considérée comme un bien à forte utilité positive. D’autres communautés pourraient toutefois préférer dépenser pour des routes ou pour d’autres types d’infrastructures.

Quant aux difficultés dont pâtit la production de biens collectifs, elles sont considérées comme un cas de défaillance du marché (Malinvaud, Milleron et Sen, 1998). Essentiellement, deux problèmes majeurs qui sont à l’origine de la sous-production de biens collectifs sont « le comportement de passager clandestin » et le « dilemme des prisonniers ». Ils sont le résultat d’une attitude qui, du point de vue de l’agent individuel, est parfaitement rationnelle ; mais d’un point de vue global - tel que celui d’une communauté locale, nationale ou de l’humanité dans son ensemble - elle crée une situation sous-optimale qualifiée d’« équilibre de Nash ».

Le problème de passager clandestin a été pour la première fois mentionné par D. Hume au milieu du XVIIIème siècle. Selon lui, acquérir la coopération d’un millier de gens pour travailler conjointement pour le bien commun échoue en raison de la motivation personnelle des gens de « se libérer du problème et des frais, et…poser toutes les charges sur les autres  70 » Garrett Hardin a repris le problème dans son fameux essai « The Tragedy of the Commons ». Dans sa formulation, il révèle que les bergers partageant un pâturage commun sont « condamnés dans un système qui oblige chacun à accroître son troupeaux sans limite, conduisant ainsi au surpâturage et à la dégradation des sols ». Olson (1971) soutient que ni l’altruisme, ni la détermination collective, ne pourraient dominer la volonté forte d’éviter que les ressources personnelles contribuent aux efforts communs. La stratégie « rationnelle » pour les agents privés est de se comporter en « passager clandestin » : profiter du bien collectif sans contribuer à son élaboration ou à son maintien. En effet, les gens ont tendance à dissimuler leurs préférences pour les biens collectifs craignant qu’en les dévoilant, ils risquent de supporter les charges collectives. Quelle que soit la raison, la tentation de contourner le paiement (free rider) ou tout simplement de déguiser ses préférences envoie le faux signal aux fournisseurs. En conséquence, l’offre et la demande ne seront pas en équilibre, les biens collectifs sont sous-produits et les allocations des ressources sont sous-optimales. Les marchés sont bons pour produire les biens privés et non – on l’a vu – les biens collectifs. Ceux-ci sont produits efficacement grâce à des mécanismes supplémentaires tels que la coopération 71 .

Le dilemme des prisonniers, dans la théorie des jeux, décrit une situation où le manque d’information entrave la collaboration entre deux prisonniers, les conduisant à subir des lourdes peines. Les prisonniers étant enfermés dans des cellules séparées et ne pouvant ni communiquer ni coopérer pour leur défense commune doivent, chacun de son côté, raisonner indépendamment à travers une meilleure stratégie personnelle pour traiter avec la police : nier ou avouer le crime. Si tous les deux coopèrent avec la police (confession), ils auront un résultat moins bon que s’ils avaient tous les deux nier. Et si l’un nie et l’autre avoue (coopère), le premier sera libéré et le deuxième sévèrement condamné. Le dilemme des prisonniers provient du fait que tous les 2 ont plus intérêt à coopérer – en niant le crime – qu’à faire défection (ne pas coopérer en avouant). N’ayant pas la possibilité de communiquer et donc de coopérer, tous les 2 sont perdants. L’idée est que la coopération et l’entente entre les agents sont toujours la meilleure stratégie pour réaliser l’avantage collectif. Le manque d’information et de coopération entre les agents constitue donc une entrave à la production optimale de biens collectifs 72 . Ce modèle est d’une importance majeure dans la théorie de la coopération internationale. Il permet en effet d’illustrer les situations où 2 ou plusieurs parties font face à des motivations tendant à la non-coopération, à moins que des mécanismes soient établis pour faciliter la communication et créer la confiance.

Ainsi, dans un contexte national, la solution aux problèmes de défaillances de marché et de l’action collective est de faire appel à l’Etat pour améliorer les conditions de coopération et ce, en établissant des droits de propriétés clairs, en fixant des normes et standards ou en fournissant de récompenses fiscales. Dans certains cas, le pouvoir coercitif du Gouvernement produit des résultats socialement optimaux (Stiglitz, 1995) 73 . Dans plusieurs autres cas, l’Etat joue un rôle catalyseur essentiel. Nous pouvons donc admettre que les biens collectifs sont du domaine des pouvoirs publics, selon l’importance que ceux-ci accordent, dans leurs fonctions de préférence, au besoin que ces biens ont pour objet de satisfaire. Et le critère de l’utilité collective justifie la nécessité de fournir les biens collectifs qui, par leur nature (finalité sociale, intérêt général, charges financières importantes,...) échappent à la logique du marché et doivent être assurés par la collectivité.

Cependant, si la théorie économique montre que l’action publique intervient pour produire les biens collectifs en corrigeant les déficiences du marché, il convient aussi de se demander si les systèmes politiques ne portent pas en eux-mêmes des déficiences plus graves qui limitent sérieusement l’efficacité des actions correctrices mises en oeuvre par les gouvernements. Ainsi donc, la production de biens collectifs peut pâtir d’échecs d’Etat tels que la bureaucratie, la démagogie des politiques, le pris-parti dans les dépenses publiques en faveur de certains programmes non rationnels ou l’impasse politique entre des groupes d’intérêt concurrents.

* *

Au total, les biens collectifs font donc souvent face à un double péril : la défaillance de marché dans un cas et l’échec de l’Etat dans l’autre : l’action de l’Etat n’est donc pas, par nature, inefficace, mais elle n’est pas non plus toujours correctrice. Symétriquement, le marché n’est pas nécessairement optimal ni systématiquement déficient. Ainsi, les marchés auront des difficultés à fournir des biens collectifs tandis que l’Etat sera bien en peine de produire des biens privés. 

Ces sources d’inefficacité sont encore plus importantes dans le cas des BCIM, dont les bénéfices sont largement dispersés dans l’espace et dans le temps. En effet, le niveau pertinent de gestion d’un bien collectif (ex : réduction d’une émission locale de gaz à effet de serre) peut se situer à un niveau supérieur. La réduction d’une émission locale de gaz à effet de serre ne peut être gérée efficacement qu’à l’échelle mondiale.

Ces analyses montrent bien que l’équilibre entre « bien collectif » et « bien privé » n’est pas seulement un problème d’équilibre entre l’Etat et le marché. Les marchés et les pouvoirs publics sont des outils, et chacun de ces outils peut produire des biens collectifs (que l’on songe aux réseaux de communications) comme des biens privés (énergie, téléviseurs, armement…). L’important, pour le bien-être des populations, est de trouver le bon équilibre entre les biens collectifs et les biens privés ; et dans le contexte de la mondialisation, le bon équilibre entre les biens collectifs locaux ou nationaux et les biens collectifs internationaux et mondiaux.

Notes
68.

A cet égard, la production d’un bien collectif comme un vaccin contre le paludisme diffère sensiblement de la production d’un bien de consommation courante. Assurer efficacement la production de biens collectifs requiert une action collective susceptible de contourner l’incapacité des initiatives privées à récolter les bénéfices d’un traitement contre le paludisme.

69.

Cf. Crozet (1991), op. cit.

70.

Hume (1961) ; cité par Kaul et al (1999).

71.

Nous mettrons l’accent sur cette question dans le chapitre suivant.

72.

Cette explication est différente de celle de Galbraith selon laquelle les biens collectifs sont sous-produits en raison de la publicité faite à l’avantage des biens privés. Cf. Galbraith (1967); cité par Kindleberger (1986).

73.

Cf. Stiglitz (1995).