Alors que l’approche néoclassique met en avant le renforcement des mécanismes de marché et de l’initiative privée, la référence aux BCIM révèle la nécessité d’une action collective internationale pour les garantir. La problématique de ces biens est en effet souvent associée à celle du pouvoir et de l’intervention de l’Etat sur les marchés. Les frontières de l’économie déborderaient les frontières politiques sapant ainsi l’autorité et la souveraineté publiques. Le débat relatif au rôle de l’Etat sur les marchés, notamment sur les marchés financiers internationaux 101 , fait resurgir la question de l’efficience des marchés, du rôle de l’information et de possibilité d’arbitrage 102 . L’efficience des marchés exige deux choses : que les marchés réunissent toute l’information disponible sur l’avenir, même si ceci coûte de l’argent ; et qu’ils traitent cette information selon les principes que ne démentent pas systématiquement les faits, ce qui suppose q’ils aient une connaissance « correcte » de l’économie. Cependant, si les marchés sont efficients, le commun des mortels ne doit plus perdre son temps ou son argent à la recherche de l’information : celle-ci est révélée par les marchés au travers du prix qu’ils affectent à chaque actif. Il est très improbable pour quiconque de faire systématiquement mieux que le marché. Le gain éternel en Bourse relève au demeurant du mythe. Pour chaque gain réalisé par des spéculateurs correspond autant de perte subie par d’autres – souvent licenciés par leurs employeurs. Tel est d’ailleurs l’argument qui a permis à Milton Friedmann de conclure que la spéculation ne peut en aucun cas être déstabilisatrice : les marchés finissent toujours par éjecter les opérateurs (irrationnels) qui écartent les prix des actifs de leur valeur « fondamentale », qui achètent à des niveaux élevés et vendent à des niveaux faibles 103 . De même, certains conseillers financiers promettent des rendements « exceptionnels » ; si les marchés sont efficients, ces conseilleurs trompent nécessairement leurs clients.
Les études empiriques sur l’efficience des marchés sont fortes intéressantes et relativement convaincantes 104 . En permanence, les opérateurs financiers, un peu partout dans le monde, guettent les dernières nouvelles sur les écrans de leurs ordinateurs pour être en mesure de réagir immédiatement à toute information pertinente. L’intervention américaine en Irak, le 19 mars 2003, par exemple, a dominé les marchés financiers. Tous les indices ont d’abord chuté jusqu’à leur retournement à la hausse avec la chute de Bagdad, en avril 2003. Pendant tout ce temps, les marchés évaluaient les implications de ces événements géopolitiques pour la rentabilité des entreprises et l’évolution des taux de change. Ceci illustre bien ce que l’on entend par efficience des marchés : information d’abord, mais aussi évaluations des implications de cette information pour les rendements actuels et futurs.
Pourtant, certaines études ont mis en évidence des écarts statistiquement mesurables par rapport à l’efficience des marchés 105 . Ainsi, il est probable qu’une baisse des cours, enregistrée aujourd’hui, sera compensée dans un lointain avenir par un retour à la valeur antérieure. On pourrait en conclure que les marchés sur-réagissent aux informations récentes et ne sont donc pas totalement efficientes.
Ainsi, face à la confrontation des slogans idéologiques, selon lesquels les marchés fonctionnent toujours mal et selon lesquels ils sont efficients et fonctionnement avec une parfaite efficacité, la tendance générale actuelle semble opter pour la seconde proposition. Mais, sans en discréditer aucune, nous considérons, dans cette étude, que l’une ou l’autre sont fausses. Au demeurant, une grande partie de la communauté internationale s’incline vers une troisième approche qui se veut hybride 106 . D’une part, elle estime que dans les conditions normales (en l’absence des facteurs déstabilisants), les marchés fonctionnent parfaitement, ou en tout cas suffisamment bien pour que l’Etat ne doive pas intervenir. Mais, occasionnellement, il arrive que les mécanismes de marché se grippent ; en atténuer les conséquences pour les vendeurs dans le cas de surabondance ou pour les acheteurs dans le cas de pénurie, nécessite une intervention publique et constitue l’exemple d’un bien collectif 107 . Et, partant de la liaison entre les BCIM et les externalités – ceux-ci représentant un cas extrême d’externalités positives et les maux collectifs globaux étant considérés comme des externalités négatives – la réflexion impose l’existence de mécanisme d’action collective internationale pour pallier la sous-production de BCIM ou internaliser les effets consécutifs aux erreurs de marchés.
Le dilemme de réconcilier cette confiance dans le bon fonctionnement des marchés et le fait qu’ils fonctionnent de façon tellement désastreuse qu’une crise se produit est quasiment le même que celui rencontré par les économistes néoclassiques au lendemain de la crise de 1929. En effet, cette crise a convaincu la plupart des économistes "raisonnables" que les marchés ne fonctionnent pas toujours parfaitement. Un des plus grands apports de Samuelson (1958) 108 a été de réconcilier ces deux approches apparemment contradictoires, grâce à ce que l’on a appelé la synthèse néoclassique. Plutôt une proposition qu’une théorie claire, fondée sur des hypothèses cohérentes, la synthèse néoclassique repose sur le raisonnement suivant : quand l’économie fonctionne à plein emploi, elle est efficace. Mais, occasionnellement, elle est confrontée à des « anomalies » macroéconomiques, dès lors le problème n’est pas l’allocation de ressources pour des utilisations concurrentielles les unes avec les autres ; mais plutôt la pleine utilisation des ressources disponibles. Dans ce cas, il est nécessaire de faire appel à des institutions créatrices de marché, sans lesquelles les marchés fonctionneraient imparfaitement.
Un raisonnement analogue peut s’appliquer mieux aux marchés financiers internationaux. En effet, ces derniers ont connu des changements importants qui ont apporté avec eux d’innombrables avantages. La mobilité des capitaux, y compris en direction des PED&E, n’en est qu’un exemple. Etant donné que le capital (notamment privé) afflue dans les zones où les rendements sont les plus élevés, de tels flux augmentent la production mondiale 109 . Les améliorations des marchés financiers internationaux ont facilité le transfert d’énormes capitaux et permis la diversification des risques. Cela a facilité à son tour la capacité des entreprises à entreprendre des activités qui comportent des rendements élevés – malgré les risques qu’ils comportent. Cependant, cette « dictature de la finance internationale 110 », caractérisée par la volatilité croissante des capitaux à court terme, peut être une importante source de chocs économiques. En effet, il est admis que les crises financières sont devenues plus fréquentes et que leurs coûts sont plus élevés, tant par les dépenses de l’Etat pour restructurer le secteur financier (pour remplir ses obligations en matière de garantie des dépôts ou pour sauver les banques en faillite), que par la perte de croissance économique qui suit de telles crises 111 . Ainsi, drainer des capitaux vers les marchés émergents dont on a encouragé la libéralisation constitue un exemple de BCI dont la responsabilité incombe à tous les acteurs de la communauté internationale, au premier rang desquels doivent figurer les institutions financières internationales. Ces arguments sont parfaitement recevables car il y a bien de fondements théoriques et empiriques qui concluent que qu’une action internationale serait essentielle pour résoudre certaines questions mondiales 112 .
Par ailleurs, le PNUD, dont les travaux sur les BCIM sont particulièrement éminents 113 , considère qu’il faut dépasser la logique marchande de la conception de BCIM pour la fonder sur une construction sociale des propriétés d’exclusion et de rivalité. L’enjeu ne serait plus de pallier une défaillance de marché mais, au contraire, de construire les conditions de non-exclusion et de non-rivalité – non seulement entre pays mais aussi pour toutes les populations de la planète. Ainsi, son approche du « triangle de publicité » (triangle of publicness) des BCIM 114 implique que tout le monde doit avoir accès à ces biens, tous les individus doivent participer au processus politique qui mène à les identifier et toutes les populations profiter de leurs bénéfices. Donc la tâche collective consiste à rendre « inclusif » un bien qui ne l’est pas forcément, au nom d’«intérêt général mondial».
Dans le même ordre d’idée, Gabas et Hugon (2001) estiment que la question des BCIM renvoie à la souveraineté des citoyens faisant des choix collectifs, et donc à la question de la citoyenneté mondiale. Cette approche estime qu’il faut faire prévaloir un « universalisme fort » de certains droits reconnus comme « universels » par différentes constitutions étatiques et que leur accomplissement est une responsabilité internationale. La fourniture de BCIM correspondant à ces droits (santé, sécurité alimentaire, connaissance et savoir,...) est conçue comme une question internationale, un contrat social mondial qui suppose une action collective à l’échelle mondiale. Dans cette perspective, la production de BCIM serait en faveur de l’équité intra-générationnelle – une des caractéristiques fondamentales des BCIM.
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On s’aperçoit ainsi que la problématique des BCIM a des implications politiques et institutionnelles. L’intérêt de l’action collective internationale suppose d’une part, une mise en cohérence des politiques publiques nationales et internationales, ainsi qu’un lien entre l’unilatéralisme, le bilatéralisme, le régionalisme et le multilatéralisme et, d’autre part l’existence d’institutions (nationales et internationales) suffisamment solides, permettant une prise en charge, au niveau national et international, de la production de biens collectifs bénéficiant à tous.
Nous soulignons que notre analyse, dans cette partie, concerne essentiellement les marchés financiers internationaux, dont la régulation et la stabilisation s’assimilent à une tâche de fourniture de BCI et nécessitent une action collective. Voir infra, chapitre 3.
La théorie des marchés efficients repose sur l’hypothèse selon laquelle tous les acteurs économiques possèdent à tout moment les informations relatives aux prix et peuvent réagir à ces données de façon que ces dernières soient systématiquement prises en compte dans les prix. Si tel ne devrait pas être le cas, il ne serait plus possible de réaliser un gain supplémentaire sur la base de n’importe quelle information (de nature fondamentale ou technique). Ce faisant, les prix ne réagissent plus aux informations inattendues, étant donné qu’ils contiennent déjà toutes les informations connues et attendues. Le concept d’efficience des marchés est lié à l’hypothèse des anticipations rationnelles, selon laquelle, les agents ne commettent pas d’erreurs persistantes de prévision.
« On ne peut reprocher au marché de sanctionner des erreurs fatales de rationalité économique », notifiait-il. En fait, l’un des arguments les plus fréquemment avancés à l'encontre des interventions publiques à l’heure actuelle est celui de l'aléa moral et de l'irresponsabilité en matière de risques auxquels conduisent les programmes d’aide financière aux pays soumis aux crises financières. Ce ne sont pas tant les marchés qui sont responsables des crises que les gouvernements eux-mêmes et leurs mauvaises politiques. L’appui financier qui leur est apporté revient en quelque sorte à cautionner ces politiques et, ainsi, l’idée que, quoi qu’il arrive, la Communauté internationale viendra éponger les pertes subies par les marchés.
Voir, par exemple, Erwin et Nolè (2001).
Cf. entre autres, Guyvarc'h (1999); Titman (2001).
Cf. Stiglitz (1998a), op. cit.
Au demeurant, la théorie des défaillances de marché est à l’heure actuelle communément acceptée, tout comme le besoin de l’intervention publique pour les corriger (Gawranski, 2001). Les discussions portent seulement sur le degré de cette intervention étant donné l’inefficacité inhérente à la nature gouvernementale, ainsi que sur les priorités qu’elle doit suivre.
Cité par Stiglitz (1998a), op. cit.
Il convient de distinguer trois composantes dans les flux internatioinaux : les crédits bancaires ; les IDE – achats d’entreprises ou d’au moins 10% des actions d’rune firme – supposés plus stables ; enfin les « placements de portefeuille », les plus fluctuants, composés principalement de titre de créances (comme les obligations et les bons du Trésor de court et moyen terme).
Pour parodier Stiglitz (2002a).
Cf. Caprio et Klingebeil (1999).
Voir, etre autres, Stiglitz (1998a); Kaul, Grunberg and Stern (1999; 2003).
Le PNUD a pris l'initiative de développer la notion des biens publics mondiaux, les méthodologies afférentes et l'appréhension de ce concept dans ses dimensions politiques. Le premier ouvrage publié en 1999, intitulé « Les biens publics à l'échelle mondiale ; La coopération internationale au 21ème siècle », suivi d’un second, publié en 2002 et intitulé « Providing Global Public Goods ; Managing Globalization » témoignent des efforts et succès conçus dans ce domaine (Cf. Bibliographie).
Voir supra, p 52.