1.2.1 - Les défaillances dues au conflit d’intérêts et au dilemme de la souveraineté nationale

Tout le débat porte sur la question de savoir si l’enjeu des BCIM est à même de maintenir une coopération mutuellement fructueuse entre les Etats quand ceux-ci sont guidés par leur seul intérêt national. Les théoriciens de la coopération internationale estiment que les différentes questions internationales (commerce, finance internationale, contrôle des armes, environnement, etc.) soulèvent l’épineuse question de la divergence des intérêts des Etats-nations. Celle-ci indique que le jeu entre les Etats n’est pas un jeu à somme nulle et affecte fondamentalement les chances de la coopération internationale. En effet, il n’y a possibilité de coopération que si le jeu est à somme positive et que les acteurs en sont conscients.

En d’autres termes, quelle que soit la dimension de la coopération internationale, quelle que soit l’efficacité de ses mécanismes nouveaux et élargis et quelles que soient les valeurs sur lesquelles elle se fonde, la qualité de ce cette coopération dépend en dernière analyse du degré de convergence des intérêts et des préférences des Etats, ainsi que de leurs visions et conceptions vis-à-vis des questions mondiales et ce, dans des contextes géopolitiques dominés par le conflit d’intérêts. En effet, il existe une forte corrélation positive entre l’efficacité de la coopération internationale et les perceptions des Etats - qui divergent considérablement - sur l’importance des BCIM. Or, la définition retenue pour les BCIM 231 , stipule la propagation des bénéfices de ces biens à l’échelle planétaire, voire aux générations futures, mais ne souligne pas le caractère équitable de cette répartition. Par exemple, dans le domaine monétaire et financier, les différents pays ne recourent pas aux mêmes modèles, un pays plus « monétariste » et un autre plus « keynésien » n’ont pas la même vision de la nécessité du BCI qu’est la stabilité des taux de change 232 , ni la même vision de l’interdépendance entre les variables. Autrement dit, ils n’ont pas les mêmes fonctions de préférences concernant les BCIM. Cela s’explique également par la nature de ces biens. En effet, selon les problèmes mondiaux à traiter et la nature de BCIM à produire, les coûts de l’action doivent être supportés par tous ou peuvent reposer principalement sur les efforts de quelques-uns. Le déclenchement des actions collectives est évidemment lié à la perception des avantages du BCI/M comparés aux coûts qu’entraîne l’inaction (conséquences néfastes de la sous-production du BCI/M). Si bien que l’aversion de certains Etats pour la coopération internationale, dans certains domaines, se manifeste dans la tenue des engagements qui semble plus contraignante au regard de leurs préférences ; ce qui les conduit à s’affranchir des règles collectives, notamment lorsque les conséquences de la sous-production du BCI/M ne sont pas directement perceptibles 233 . De ce fait, ce sur quoi échoue la coopération internationale : la non convergence des intérêts à un moment donné entre les Etats qui ont des poids très inégaux. Ainsi, un Etat, lorsqu’il défend ses intérêts, au moyen des droits de douane, de la dépréciation de sa monnaie, ou du contrôle des changes, peut – délibérément ou inconsciemment – influencer les actions de ses partenaires et leur faire perdre plus qu’il ne gagne. Une stratégie offensive peut entraîner des représailles, de sorte que tous les pays, parce qu’ils ont voulu défendre leurs intérêts particuliers, se trouvent dans une situation moins bonne qu’auparavant. Les intérêts économiques nationaux sont parfois complémentaires, parfois opposés, et le résultat ne dépend pas d’un ou de deux pays mais plutôt des actions de tous. La divergence des intérêts des Etats entraverait donc la coopération internationale et, par conséquent, limite les possibilités de fourniture de BCIM.

Cette lacune de divergence d’intérêts est exacerbée par le dilemme de la souveraineté et de l’autonomie des Etats-nations 234 . En effet, l’effort de la coopération internationale suppose de la part de chacun des Etats de renoncer pour un certain temps à sa souveraineté. Or cela a un coût, qui est à comparer à d’autres. L’intérêt des approches relatives aux BCIM, notamment celle de la coopération internationale, devrait être évalué selon leur capacité à modifier les rapports de coût et à repenser la notion de la souveraineté nationale en faveur de l’action collective et du cadre multilatéral. Il s’agit en fait de prouver que l’action collective en faveur des BCIM dépasse les considérations de frontière et de souveraineté nationale et pose l’énigme de maintien des Etats en faillite (failed states) 235 .

En effet, la souveraineté en relations internationales est souvent assimilée au respect et à l’intangibilité des frontières et à la non-ingérence des autorités extérieures dans la politique domestique. Or, cette vision est ébranlée par le phénomène d’interdépendance croissante des économies liée à la mondialisation (technologique, politique, environnementale, économique, financière,...) comme par l’émergence des réseaux d’acteurs mondiaux qui manifestent des solidarités, des alliances, limitant la souveraineté des Etats. Il serait donc abusant de croire que la coopération internationale est nécessairement le contraire de la souveraineté ; les relations sont plus complexes. Les questions liées aux enjeux de production de BCIM devraient relativiser en effet la notion de souveraineté afin de légitimer la mise sous tutelle de la production de ces biens. Ainsi, la souveraineté apparaît comme un bien commun à plusieurs Etats voire à la communauté internationale (l’UE est constituée d’Etats où la souveraineté est partagée : monnaie et territoire). Cette approche fonde sa légitimité sur le risque global que comporte la sous-production des BCIM, ainsi que sur la rationalité d’une action collective dans le processus de production de ces biens.

De ce fait, la notion de BCIM conteste le principe de souveraineté nationale et l’échec des gouvernements à produire des BCIM qui devrait motiver l’ingérence. La souveraineté ne saurait cependant constituer une barrière derrière laquelle un gouvernement viole souverainement et impunément les valeurs universelles (telles que les ressources naturelles, la sécurité nucléaire,...). Cela devrait déboucher sur l’imposition des normes internationales impliquant tous les Etats-nations et tous les acteurs de la scène mondiale 236 . Dans ce contexte, le multilatéralisme est un menu bien équilibré et accepté par les acteurs internationaux 237 .

Cependant, l’attention portée à la portée des BCIM a-t-elle permis de faire évoluer les doctrines sur la question de souveraineté nationale, pour donner lieu à l’émergence d’un vrai cadre multilatéral, permettant de résoudre les problèmes mondiaux et favoriser la production optimale de BCIM ? La réponse dépend en effet du résultat de la conciliation entre le multilatéralisme, la coopération internationale et les préférences nationales (parfois régionales) ; sachant que le risque de voir la notion de préférences nationales emporter sur une préoccupation de multilatéralisme est énormément grand.

Notes
231.

Voir supra, p. 41.

232.

Par exemple, les pays de l’Euro-land se souciait, en 2002, de l’envol du taux de change de l’euro, par rapport au dollar – car 1,30 $ pour 1 euro était jugé nuisible à la croissance européenne – alors que les Etats-Unis ne s’intéressaient à ce problème que lors que le dollar trop faible devienne un problème à la fois pour la position symbolique des Etats-Unis et pour le risque d’inflation, comme à la fin des années 70. Pour plus de précisions sur ces questions, voir GOUX (2005, 2005).

233.

C’est souvent le cas de l’instabilité financière internationale pour certains PMA, ou la lutte contre la pauvreté internationale pour certains pays du Nord, moins sujets aux effets plus immédiats de la misère du Sud (migration incontrôlée, terrorisme international, etc.).

Ce manque d’engagement constitue l’une des principales entraves à la production optimale de BCIM. Ainsi, l’équilibre global résultant de cette situation est de nature non-coopérative. Or les modèles économiques nous enseignent que des politiques nationales non coopératives de stabilité financière, par exemple, ne différeraient guère d’une absence totale de politiques. Par exemple, la stabilité financière internationale, comme BCI, dépend de la somme des actions de chaque pays et nécessite donc la coordination entre le maximum de pays dans ce domaine. Toute défaillance de celle-ci équivaut à une situation sous-optimale vulnérable aux crises financières internationales. Ce manque d’engagement constitue l’une des principales entraves à la production optimale de BCIM. Ainsi, l’équilibre global résultant de cette situation est de nature non-coopérative. Or les modèles économiques nous enseignent que des politiques nationales non coopératives de stabilité financière, par exemple, ne différeraient guère d’une absence totale de politiques. Par exemple, la stabilité financière internationale, comme BCI, dépend de la somme des actions de chaque pays et nécessite donc la coordination entre le maximum de pays dans ce domaine. Toute défaillance de celle-ci équivaut à une situation sous-optimale vulnérable aux crises financières internationales.

234.

Parce que dans les relations entre coopération et autonomie-souveraineté, il semble utile d’introduire la notion d’asymétrie entre Etats. Ce qui laisse à croire que la division du monde en Etats-nations indépendants et souverains, avec leurs parlements nationaux, n’est pas propice à la coordination des politiques nationales pour la production de BCIM.

235.

En fait, la théorie des « failed States » (les Etats en faillite) a été développée au sein de l’American College of War pour désigner les Etats arabes qui ont échoué en matière de développement économique comme de libéralisation politique et qui ont ainsi créé un terrain propice à l’épanouissement du terrorisme qui a finalement débordé hors du monde arabe pour arriver aux Etats-Unis. Les premiers effets concrets de cette théorie ont été la promotion des partenariats entre les Etats Unis et le Moyen-Orient et la légitimation de l’ingérence dans les affaires de ces pays. Selon cette initiative, les Etats-Unis ne vont pas se contenter de tenter de libéraliser les économies des pays arabes, mais ils vont aussi se préoccuper de libéraliser leurs systèmes politiques. Elle est également appliquée dans divers « Etats chaotiques ingouvernables », notamment en Afrique (tels que le Libéria, la Somalie, la Sierra Leone,...). Le débat sur cette question en rapport avec les concepts de BCIM est riche d’enseignements. Voir, pour une analyse plus détaillée, Tubiana (2003).

236.

Cf. Bettati (1996).

237.

A noter que ce menu est fondé sur un consensus plus ou moins large entre les différents acteurs.