1.2.1 - La stabilité financière internationale dans l’arène de BCI : un accommodement hypothétique

La conception de Kindleberger (1986) de BCI est intéressante pour penser le caractère de bien collectif assigné à la stabilité financière internationale. Mais cette vision, qui correspond à l’approche standard, peut être élargie. En effet, en reprenant la distinction de Musgrave (1959) 411 , il convient de ne pas se limiter à la notion de «biens collectifs purs », fondée sur les externalités, et d’inclure les « biens collectifs sous tutelle », fondés sur la notion plus large d’intérêt général. De ce fait, la question de BCI apparaît non seulement comme une question économique, mais aussi comme un choix politique, reflétant les préférences sociales (Faust et al, 2001). Cette approche est d’autant plus nécessaire que, si la stabilité financière peut être considérée comme un bien collectif, elle n’est pas un « bien commun » au sens où tous les acteurs n’ont pas le même intérêt dans la préservation de la stabilité financière internationale. En effet, une partie importante des opérateurs tire directement profit de la volatilité des marchés financiers.

D’un autre côté, nous avons constaté précédemment que la conception de BCI requiert d’étendre à l’échelle internationale le raisonnement à la Pigou fondé sur la notion d’externalité ou d’échec de marché. Or, avec la globalisation, les crises financières internationales qui affectent les structures économiques et sociales des pays touchés (Sgard, 2002), pouvant avoir des effets en chaîne sur la croissance et les conditions de vie dans d’autres pays, constituent des externalités révélant une défaillance des marchés financiers. L’instabilité financière internationale a donc la particularité d’avoir des effets systémiques à travers la propagation de ces crises. Elle devient ainsi un problème de dimension transnationale 412 , et sa prévention profitera à tous - “non-excludable”- et concernera le système financier international dans son ensemble - “non-rival”-, s’identifiant ainsi à bien collectif international (Griffith-Jones, 2001). Dans le même ordre d’idée, Cartapanis et Gilles (2002), citant Thornton, estiment que, face à la perte de bien-être suscitée par les crises d’overbanking et les runs (notamment lorsque la liquidation des investissements provoquée par la crise de liquidité est supérieure à ce qui est socialement optimal), la stabilité des marchés monétaire, financier et bancaire s’apparente à un bien public. Ce dernier recouvre en effet les externalités positives de cette stabilité pour l’ensemble des participants à ces marchés et sa capacité à éviter les externalités négatives liées au phénomène de contagion financière. Selon ce raisonnement, les coûts pour les nations de l’instabilité financière internationale ne sont pas correctement pris en compte ou internalisés par les acteurs financiers individuels ; ce qui justifie l’intervention des autorités publiques.

Cependant, cette assimilation de la stabilité financière internationale à un BCI est fondée sur un effet de miroir en référence aux effets néfastes qu’engendrent l’instabilité financière et les crises systémiques. Ainsi, Chavagneux (2002) estime qu’elle est contestable à plus d’un égard. D’abord, il part de la vision traditionnelle de l’hypothèse de la défaillance des marchés financiers, qui s’appuie sur la représentation d’agents pariant sur les prix des actifs censés être des estimateurs valables des valeurs fondamentales, ou d’équilibres, dans un contexte d’informations macroéconomiques et financières disponibles. Lorsqu’il y a défaillance de marché, les prix instantanés supposés par la théorie des marchés efficients perdent en pertinence et peuvent être considérés à certains moments comment le résultat de bulles spéculatives perturbatrices. Or, c’est le fait que les anticipations rationnelles des agents reposent sur ces fondamentaux que l’intervention publique se justifie afin d’assurer la transparence du marché, ou de limiter l’extension de la crise en apportant les fonds nécessaires. Ce qui conduit, selon l’auteur, à considérer que l’intervention publique est superflue, car elle ne changera au fonctionnement des marchés financiers qui obéissent aux comportements mimétiques des agents. D’un autre côté, l’auteur insiste sur la nature politique de la finance internationale pour soutenir que la question de la stabilité financière internationale est d’ordre politique et ne doit pas être analysée en référence à l’approche en terme de BCI 413 .

Par ailleurs, la notion de BCI implique l’existence des choix collectifs justifiée par l’intérêt que recèlent ces biens pour le collectif et auxquels il doit son existence. A ce titre, l’approche économique du concept de monnaie et sa fonction dans l’économie nationale et les transactions financières permet de révéler l’utilité de cet instrument pour la vie collective et dans la constitution de la société. De même, sans pour autant négliger la dimension économique de la monnaie, l’histoire montre combien le progrès de son utilisation a tenu à d’autres causes que des motifs purement économiques 414 . Ainsi, Aglietta et Orléan (1998) estiment que « A travers la monnaie, ce n’est pas l’utilité qui est recherchée, mais la reconnaissance du groupe, reconnaissance indispensable à la vie de chacun. ».La monnaie est en effet à la source de la société marchande, parce que, sans elle, personne n’accepterait de se séparer de ce qui lui appartient contre quelque chose dont il risque de ne pouvoir se défaire. Elle produit à la fois de la confiance (puisque chacun l’accepte, je l’accepte, d’où un sentiment d’appartenance sociale) et de la violence (puisque chacun la désire, je la désire, d’où une lutte potentielle). C’est donc plus qu’un instrument de transaction : elle constitue une forme de lien social, l’une des expressions fondamentales du rapport d’appartenance qui lie les individus entre eux. Et, plus concrètement, Plihon (2004) évoque le rôle essentiel des systèmes de paiement dans les économies de marché et des conséquences pour le fonctionnement global de l’économie en cas de défaillance, pour assigner un caractère de bien collectif à la sécurité de ceux-ci et la nécessité de l’intervention des autorités pour l’assurer. L’auteur cite l’exemple de la Russie sur ce sujet : l’un des échecs les plus évidents de la transition soviétique est l’absence d’un système bancaire sain contrôlé par l’Etat. De la même manière, Kregel (2002), partant de son raisonnement du concept de stabilité financière, considère que les externalités microéconomiques des marchés financiers reposent sur les interdépendances des bilans des agents (entreprises, ménages, banques), si bien que toute variation de la valeur des actifs ou des passifs se sent à tous les niveaux. Il estime de ce fait que la valeur des actifs représente le canal de transmission des externalités négatives ; ce qui justifie l’importance de la stabilisation de la valeur des actifs pour minimiser les risques.

Suivant ces analyses, le bien qui permet au collectif, et notamment au marché, d’exister est la monnaie et non pas la stabilité monétaire et financière qui correspond plutôt à une externalité. Certes, la stabilité financière est indispensable au bon fonctionnement de tout marché décentralisé mais l’absence d’un sentiment d’appartenance à un collectif mondial (Chavagneux, 2001) rend difficile l’analyse de la stabilité financière internationale comme BCI. Ce défaut pourrait être attribué à l’absence d’un consensus sur l’architecture financière internationale souhaitable (Stiglitz, 1999), accentuée par la difficulté de trouver un système intellectuel cohérent et solide sur ce sujet 415 .

Cette divergence trouve ses sources dans un débat ancien - qui a de tout temps divisé les économistes - sur le rôle des autorités publiques dans le domaine de la régulation financière. Pour les uns (Milton Friedman et les siens), tenants de l’hypothèse d’efficience des marchés, la discipline de marché est à même de sélectionner les institutions financières bien gérées et les meilleurs placements financiers. L’intervention de l’Etat doit donc être minimale et doit viser essentiellement à assurer cette discipline de marché (la transparence de l’information, la concurrence, etc.). Pour les autres au contraire (tels que J. Stiglitz), les autorités publiques se doivent d’intervenir en imposant des règles afin d’éviter les conséquences nuisibles des comportements de certains agents – mieux informés – dans la sphère financière. Toutefois, selon Boyer et al (2004), cette opposition dichotomique semble dépassée. D’une part, la récurrence des crises financières a conduit - bon gré mal gré - les autorités monétaires à intervenir dans l’organisation et la régulation des systèmes financiers 416 . D’autre part, les progrès des théories dans ce domaine et les analyses en termes d’aléa moral ou encore d’asymétrie d’information montrent la nécessité de règles pour ordonner les comportements des acteurs 417 . Des interventions fortes et hors marché sont donc nécessaires pour assurer la prévention et la gestion des crises. L’action internationale se justifie également par la tendance à la sous-production de BCIM lorsque ceux-ci sont produits par les Etats pris individuellement ; chaque Etat étant incité à minimiser sa part de production étant donné qu’ils profitent aux autres Etats.

Il ressort de cette analyse que dans l’éventail des biens susceptibles d’être désignés comme des BCI, la stabilité financière internationale serait d’une nature particulière. Car, d’abord elle ne semble pas revêtir un caractère d’universalité : tout le monde ne semble pas concerné par le phénomène de la stabilité financière internationale. Et, son caractère collectif est altéré par la divergence des approches concernant la justification des efforts que sa réalisation engage.

Ainsi, considérer la stabilité financière internationale comme BCI à ce stade serait un parallélisme impropre, en ce sens qu’il ôtera à la définition de BCI sa substance propre. D’où l’intérêt d’analyser ses conséquences réelles pour l’humanité.

Notes
411.

Dans Boyer, Dehove et Plihon (2004).

412.

Dans son analyse de la stabilité financière internationale et de l’efficacité des marchés, Stephany Griffith-Jones insiste sur le fait que les populations pauvres manquent de revenu et n’interviennent guère sur les marchés financiers formels mais que les crises financières - par de multiples courroies de transmission - peuvent leur faire beaucoup de mal. La stabilité financière internationale est donc importante pour tous.

413.

C’est pourquoi la gestion des crises doit être davantage psychologique et donc politique, plutôt que technique ou économique. Ainsi, certains observateurs estiment que l’octroi d’une importante aide financière internationale à l’Argentine, en 2001, par le FMI (20 milliards de dollars) répondra plus à des préoccupations politiques qu’économiques. En effet, il tient au fait que Washington redoute un effet domino politique de la crise argentine sur une Amérique latine déjà déstabilisée par le virage pro-cubain du Venezuela pétrolier et par la puissance de la guérilla marxiste de Colombie, à quelques encablures du canal de Panama.

414.

Cf. Gamot (2003).

415.

Sur ce point, il convient d’observer ces termes de M. Y. Mersch, Président la BC du Luxembourg : « (...), la BCL a incorporé l’activité de surveillance micro-prudentielle, c’est-à-dire des institutions financières individuelles. (...). En franchissant ce pas, le législateur n’imaginait-il sans doute pas que le Luxembourg serait le seul pays de l’UE où cette séparation engendrerait une absence totale de coordination bilatérale entre la supervision micro-prudentielle et macro-prudentielle, cette dernière correspondant à la surveillance du système financier dans son ensemble et incombant traditionnellement à une BC. Cette configuration institutionnelle a engendré une situation, non préméditée, où la stabilité financière ne revêt plus le statut de bien public, la segmentation ayant pris le dessus sur la coordination, à contre-courant du processus de globalisation financière en général et diminuant encore le faible poids du Luxembourg sur la scène internationale ». Cf. le discours du Président de la BCL (2004).

416.

D’ailleurs, l’histoire en finance enseigne que c’est le dysfonctionnement de la sphère financière qui stimule les interventions publiques, débouchant sur des avancés dans le domaine de la réglementation financière. La crise des années 30 a, par exemple, été le point de départ d’une importante vague de réglementation financière- notamment bancaire – aux Etats-Unis (Banking Act, 1933). L’échec des interventions du FMI dans la gestion de certaines crises est en partie imputable à une trop grande confiance accordée au fonctionnement des marchés – comme l’a bien montrée la crise financière asiatique de 1997 – qui s’est traduite par un rejet de toute forme d’intervention. Cf. Berr et Combarnous (2004).

417.

Cf. Grossman and Stiglitz (1980).