Quand on est marqué dans sa propre vie par une ou par des rencontres, on s’interroge sur le pourquoi. Peut-on tirer quelques sens (choses) de ces événements arrivés soudainement ? Pourrais-je dire que ce travail est un des fruits de deux de ces rencontres-événements que nous venons de mentionner ?
Ayant formulé le projet de lire un roman de Bernanos, Sous le soleil de Satan, selon une approche sémiotique, nous avons vu son opportunité pour une double raison.
D’une part, de nombreuse études de critique littéraire ont été réalisées sur ce roman et si quelques analyses des textes bernanosiens ont déjà faites d’un point de vue sémiotique 2 , aucune étude sémiotique n’a été consacrée à un roman.
D’autre part, dès la parution de SSS, les critiques littéraires ont posé le problème important de la structure-même du roman. Plusieurs critiques ont justifié l’organisation interne du roman mais elles n’ont pas été approuvées par tous. Certains disent même que SSS est mal construit ! Et le problème de la structure d’ensemble du roman demeure posé.
La première partie de notre travail présentera donc l’état des études littéraires et ensuite observera comment elles ont compris la structure du roman.
La lecture de ces critiques littéraires nous a permis de voir que, dès la lettre de Paul Claudel envoyée à Georges Bernanos (Tokyo, le 25 juin 1926) depuis le Japon au lendemain de la parution de SSS, la rencontre de deux protagonistes Mouchette et Donissan est perçue comme le centre du roman qui serait, dans son ensemble, construit autour de cette rencontre 3 . Une lecture attentive de SSS nous a montré qu’en effet le roman entier est composé par un enchaînement de rencontres.
Cela nous a encouragée dans notre projet d’étude : établir en sémiotique une structure du roman qui serait construite autour de la rencontre. Le dispositif de la rencontre ne serait-il pas l’élément essentiel de la construction du roman ? Mais il faut, pour répondre à cela, se demander s’il existe bien une structure de la rencontre ?
Ainsi nous avons eu l’audace d’analyser sémiotiquement le roman dans son entier, prenant particulièrement tous les récits de rencontres comme objets d’analyse. Pour aborder ces analyses, nous avons donné la priorité à l’analyse figurative telle que les sémioticiens la pratiquent, dans les textes littéraires, à la suite de Greimas.
Notre projet sera donc une approche figurative de Sous le soleil de Satan.
Cependant de quelle conception de la ‘figure’ s’agit-il ici ?
Ces questions nous ont amenée à revisiter l’utilisation de la notion de figure depuis son apparition dans le monde rhétorique, de l’antiquité à nos jours. Dans cette lecture, nous avons constaté une grande diversité d’usage sous le seul terme ‘figure’ 4 . De plus, les études d’origine linguistique (XXe siècle) ont donné au mot ‘figure’ d’autres sens que celui que donne la rhétorique.
La 2ème partie de notre travail sera donc une synthèse sur le terme ‘Figure’ utilisé dans les diverses disciplines. En effet, depuis l’antiquité, l’homme s’intéresse au langage, à la manière de parler et d’écrire avec éloquence. C’est-à-dire qu’il s’intéresse aux ‘figures’ qui expriment la pensée et son inspiration. Quant à la lecture figurative, elle est pratiquée depuis Aristote et a été précieuse en particulier à la naissance du christianisme. C’est la lecture figurative (allégorie, typologie) qui a permis de faire le lien entre le Messie annoncé de l’Ancien Testament et le Messie du Nouveau Testament en la personne de Jésus. On sait que dans les églises primitives, dans les épîtres de saint Paul et même dans les prédications de Jésus dans les évangiles, cette lecture figurative est abondamment utilisée, de même que par Origène et ses successeurs. Au Moyen Âge, elle devient presque abusive et on voit apparaître des recueils de rhétorique dans lesquels les figures sont rassemblées en catégories que l’on retrouve dans de nombreux précis (citons en particulier Dumarsais et Fontanier). Ces catégories convergent finalement vers une seule figure : la métaphore 5 .
Du côté sémiotique, Greimas, à la suite de Hjelmslev, propose une autre conception de la ‘figure’ et l’intègre ensuite dans le parcours génératif de la signification. Pour Greimas à la suite de Hjelmslev, la figure est d’abord un « non-signe », unité de l’un ou l’autre plan d’un langage (figure de l’expression, figure du contenu). Définissant ensuite le « figuratif », Greimas propose de restreindre la notion de figure aux unités du contenu d’une sémiotique du langage naturel qui ont un correspondant au plan de l’expression de la sémiotique du monde naturel. Articulé au niveau des structures sémio-narratives, les éléments figuratifs du discours (acteurs, temps, espace) assurent la discursivisation et la manifestation des valeurs en jeu au niveau narratif 6 . Ensuite privilégiant les figures d’acteur, Greimas les montre comme une structure dans laquelle on peut investir les rôles des actants. J.Geninasca modifie cette conception de Greimas et ouvre la figure dans une perspective d’énonciation avec les notions de « grandeurs figuratifs » et de « statut figural ». Ainsi nous pouvons concevoir une figure en sémiotique comme une structure où s’intègrent les divers niveaux de construction de la signification, et où se rencontrent les structures de l’énoncé et les dimensions de l’énonciation discursive.
Le travail du CADIR 7 nous a alertée cependant sur le problème de l’intersubjectivité. Les travaux sur le dispositif dialogal entre les personnages, dans la rencontre en particulier, ont montré que, pour construire le sujet (sémiotique), il y a une autre structure ou une autre détermination que celle de l’objet valeur. Ces lectures du CADIR nous ont été bien profitables pour nous déterminer (ancrer) encore plus dans notre projet, car elles nous ont suggérée qu’il y a bien une structure de la rencontre étroitement liée au statut intersubjectif du sujet qui se définirait autrement que par la seule relation à l’objet valeur.
Clarifiant ainsi la notion de ‘figure’, nous avons également remarqué que la rencontre pouvait être abordée de deux façons : la ‘rencontre’ comme structure ou comme dispositif figuratif et narratif, ‘les rencontres’ comme épisodes intégrées dans le parcours global du récit.
On peut donc aboutir à un ‘modèle figuratif de la rencontre’, en la considérant comme un dispositif susceptible de s’analyser comme une structure. Ainsi considérée, la rencontre serait une structure qui met en cause des acteurs dans le temps et dans l’espace et, qui d’autre part, permet d’aborder la problème de l’intersubjectivité.
Dans la troisième partie, nous analyserons les diverses rencontres manifestées dans SSS en proposant une typologie : rencontre imaginaire (de rêve, ténébreuse, lumineuse), rencontre réelle (entre deux protagonistes principaux), rencontre impossible (les dernières pages du roman). Pour l’analyse du texte, nous avons développé cette double face de la rencontre : la rencontre comme modèle figuratif, la rencontre comme séquence du récit.
Les diverses analyses nous ont montré qu’une rencontre transforme les statuts de l’objet et du sujet.
Cela nous a ainsi amenée à revisiter spécialement les figures d’acteur, en ne considérant pas seulement le sujet défini par sa quête mais dans sa relation transformée avec l’objet dans une relation intersubjective.
Au terme du travail (dans la quatrième partie), nous proposerons donc la conception de l’objet et du sujet, mis en relation par la parole.
La rencontre est une mise en scène de la parole et de ses effets. Ce dispositif de la rencontre dans SSS peut trouver des échos dans le dispositif de la parabole qui met en oeuvre la tension entre la parole comme énoncé et la parole comme énonciation. Le rapport entre figuratif et énonciation oblige à mettre en avant la question du lecteur-énonciataire.
La question du lecteur-énonciataire se formule (se présente), semble-t-il, à la fin du livre. Le roman se termine en effet sur la rencontre impossible entre Saint-Marin et Donissan. Donissan mort, le roman laisse la parole se dire en toute liberté et l’adresse indirectement au lecteur lui-même.
Le dispositif de deux paroles-discours énigmatiques sont attribuées pleinement à Donissan mort par différents désignations ; l’un au curé de Lumbres qui élève son discours vers je Juge, l’autre au saint qui adresse à Saint-Marin une parole mimée par tout son corps : « ‘Tu voulais ma paix’, sécrie le saint, ‘Viens la prendre !’ », ce dispositif est semblable à celui d’une parabole 8 . Du fait d’attribuer deux discours à un cadavre, une parole libérée de son énonciateur plane dans le langage astronomique jusqu’à atterrir (trouver son lieu d’atterrissage) dans le coeur du lecteur-énonciataire qui l’écoute (touché par cette parole). Il se sent un devoir de répondre (interpréter) à cette parole qu’il trouve soudainement en lui.
Ainsi la sémiotique mise en œuvre pour analyser le roman de Bernanos n’est pas seulement une discipline descriptive, mais elle entre dans un projet de lecture tel que le lecteur soit constitué comme énonciataire …
« Indications pratiques »
a) Numérotation de schéma : plusieurs schémas seront établis au cours de cette lecture. La numérotation des schémas suivra celle des chapitres et des sous-chapitres. Par exemple, le ‘schéma II.2.1.1.A.1’ est attaché à l’étude de la sous-section du deuxième chapitre de la deuxième partie.
b) Citations du texte de SSS : Pour les citations, nous en avons référé aux deux éditions : La Pléiade, et Pocket 9 . L’objectif de notre étude est une lecture du texte pour lui-même, pour cela, nous avons préféré l’édition Pocket plus abordable. Cependant en cours de travail, nous nous sommes aperçu que cette étude nous obligeait à nous référer à l’édition de La Pléiade, à cause des nombreuses notes de critique littéraire. Nous avons donc établi une règle pour les citations. Pour tout ce qui concerne les citations de critique littéraire, nous citons les pages de SSS d’après l’ouvrage de référence des critiques : édition de La Pléiade. Les autres citations de SSS que nous trouvons dans ce présent travail, sont extraites de l’édition Pocket. Si parfois le même passage est noté avec des pages différentes, cela tient à l’utilisation de l’édition de réfèrence.
c) Remarque sur la pagination du roman SSS : lorqu’il s’agit de la pagination (référence) de SSS dans l’édition Pocket, il n’y aura pas d’autres indications. Quant à l’édition de La Pléiade, il y aura l’indication : SSS p...
d) Les répartitions des chapitres dans SSS : SSS est organisé en trois parties et chaque partie se subdivise en chapitres.
e) Nous utiliserons l’abréviation pour renvoyer à l’intérieur de ce présent travail. Par exemple, pour indiquer ‘1ère partie chapitre 4’, nous utiliserons l’abréviation : ‘I.4’. Ou encore ‘2ème partie chapitre 3’ pour ‘II.3’, etc. Ainsi de suite.
Nous savons que Greimas lui-même a fait une étude en 1966 (A.J.Greimas, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966). Il choisit l’oeuvre de Bernanos comme « échantillon de description » à partir d’une étude de Tahsin Yücel (L’imaginaire de Bernanos, Istanbul, Edbiyat Fakultesi Basimevi, 1960). Et quelques études de Pierre Gille (Sur NHM, « La notion de transformation appliqué à NHM », dans Bernanos, continuités et ruptures, P.U. de Nancy, 1988, pp.155-167), de Pierret Renard (« Le dessin des tensions », Bernanos ou l’ombre lumineuse, Grenoble, Université Stantal de Grenoble 3, 1990, pp.125-139) ou d’autres (Gérard Bucher, « Strucutres narratives et polarités métaphysiques dans les romans de G. Bernanos », Georges Bernanos, Décade de Cerisy, Paris, Plon, 1972, pp.553-571). Et Pierre Verdiel considérant l’espace comme système signifiant, pour établir la fonction de l’énoncé de l’espace dans l’ensemble romanesque, parle de l’espace sémiotique (『Le seuil, présence et parole. Essai de topo-analyse dans Sous le soleil de Satan』, Minard-Lettres Modernes, 1986).
André Not propose une structure essentiellement centrifuge, mettant au centre trois rencontres qu’expérimente Donissan sur la route d’Etaples.
Cette diversité du terme ‘figure’ provient du fait de passer du grec au latin, dont, lors des traductions, les divers termes grecs ont été rassemblés sous un seul mot ‘Figure’.
voir Gérard Genette, Figure III, Paris, Du Seuil, 1972, p.21-40.
Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000, p.99-100 ; A.J.Greimas, J.Courtés, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, , Paris, Hachette, 1979, art. « Figurativisation », p.147 (voir p.146-149)
Centre pour l’Analyse du Discours Religieux, Université Catholique de Lyon.
Par exemple, ‘Va, et toi aussi, fais de même’, une parole, laissée à un légiste, de Jésus au terme de la parabole du bon Samaritain dans l’évangile de saint Luc 10,37.
Georges Bernanos, Oeuvres romanesques, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, nrf, p.59-308 ; Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan, Plon, Paris, 1926 (dépôt légal : septembre 1994, imprimé en janvier 2001)