Chapitre Premier. Bernanos et son temps

1. Bernanos, la guerre, la problématique du langage, le saint bernanosien

Un article de Léon Daudet 10 , paru au lendemain de la parution du roman SSS, annonce ‘l’apparition d’une nouvelle étoile dans le firmament de la littérature’, et apporte un succès extra-ordinaire à l’auteur de SSS. « J’ai mis 20 ans pour cette création », dit l’auteur 11 . Lui qui était inspecteur de la Cie d’Assurances (‘la Nationale’, pour les départements de l’Est) travaillant pour la vie de sa famille, devient ce jour-là l’auteur célébre, et c’est ce roman qui lui fait décider de se consacrer entièrement à la création romanesque.

Bernanos est en même temps un polémiste dans une époque bien agitée. Il a vécu, en effet, la période des guerres : 1er et 2ème guerres mondiales et la guerre d’Espagne, ces guerres l’ont profondément marqué et à travers elles, il voyait le problème du Mal. Il s’est lui-même engagé pendant la 1ère guerre mondiale et y fut blessé ; il combattit par la plume pendant la 2ème guerre mondiale et soutint les résistants français par ses écrits et ses pamphlets. Il eut aussi le souci de l’éducation des jeunes, influencé lui-même pendant son enfance par le ‘vieux maître Drumont’ qui lui a fait découvrir le sens de la justice, il voulut transmettre une leçon d’héroïsme aux ‘petits Bernanos inconnus’. « Je crois que mon livre est un des livres nés de la guerre », dit l’auteur parlant de son 1er roman. Voici ce qui l’a poussé à créer SSS :

‘« Oui ! tout me manquait à la fois. (...) Je savais bien que ce n’étaient pas les grandes choses, c’était les mots qui mentaient. La leçon de la guerre allait se perdre dans une immense gaudriole. C’était la descente de la Courtille. On promenait comme à la mi-carême, dans les symboles de carton – le boeuf gras de ‘l’Allemagne paiera’, le Poilu, la Madelon, l’Américain Ami-des-Hommes, La Fayette ... tous des héros ! tous ! Qu’aurais-je jeté en travers de cette joie obscène, sinon un saint ? A quoi contraindre les mots rebelles, sinon à définir, par pénitence, la plus haute réalité que puisse connaître l’homme aidé de la grâce, la Sainteté ? » 12

Dans ce monde agité, les idéologies d’après-guerre faisaient naître de nombreux héros, mais le véritable ‘héroïsme’ manquait aux jeunes, pour donner sens à leur vie. Toutes les paroles lui paraissent submerger dans des discours mensongers. Donc, il veut créer un ‘saint’ authentique qui fasse retrouver l’authenticité de la parole : « (...) quiconque tenait une plume à ce moment-là s’est trouvé dans l’obligation de reconquérir sa propre langue, de la rejeter à la forge. Les mots les plus sûrs étaient pipés. Les plus grands étaient vides, claquaient dans la main » 13 . Mais comment peut-on décrire la ‘sainteté’ et les choses indicibles  avec des mots de rebelles ? Ecrire est finalement un combat continuel avec les mots qui échappent toujours à l’emprise de l’écrivain. A chaque page de ses romans, nous retrouvons cette lutte désespérée de l’auteur avec le langage 14 .

Jean de Fabrègues 15 interprète comment Bernanos a compris et su exprimer le drame de l’après-guerre par une écriture qui est toute autre que celle des moralistes. En effet, Bernanos écrivait son livre poussé par une nécessité vitale, en voyant la génération d’après-guerre aller à la perdition :

‘« Les hommes comme lui avaient été au retour du front ‘révoltés’, soulevés de haine contre la mystique que les grands quotidiens offraient à ce pauvre peuple surmené : ‘la religion de la déesse France et de Saint Poilu’. Ils avaient senti que la guerre contraignait ‘à la révision complète des valeurs morales’ et qu’elle ‘avait éveillé dans beaucoup d’âmes le sens tragique de la vie, le besoin de rapporter aux grandes lois de l’univers spirituel la vaste infortune humaine’. En un mot, ils avaient senti que ‘le problème de la vie est le problème de la douleur’. Voilà ce qui ne quittera plus l’âme de Bernanos, son réduit essentiel et secret : ‘Le moraliste s’arrête là. Le gémissement arraché au coeur humilié, c’est la prière à l’état naissant, la source qui sort d’un sol saturé’. Le Soleil était donc, en droite ligne, l’enfant de la longue période de maturation inférieure de la guerre. Il jetait le cri profond des âmes que n’avaient pas satisfait ‘la déesse France et Saint Poilu’, il était le contrepoint de la dénonciation de ce vide de la victoire déjà perçu par Bernanos mais dont il n’avouerait toute sa douleur qu’aux derniers temps, quand ‘la France aurait encore descendu d’un cran’. (...) C’était la vision même du monde que la guerre avait remise en question : devant tant de douleur, la rationalisme ne suffisait plus, n’avait jamais suffi. Mais non plus ‘ce moralisme, ce christianisme atténué qui semble à la mesure d’une civilisation industrielle dont le seul objet paraît être la souveraineté sur la matière’. Il fallait présenter, à ceux qu’un tel christianisme rebutait autant que le rationalisme, la vie spirituelle pure, les saints - et le démon qui est toujours là, à leur côté, en face d’eux, en eux. » 16

C’est ainsi que Jean de Fabrègues introduit la définition de la sainteté selon l’auteur. La sainteté (pour Bernanos) est étoitement liée au péché qui est ‘la douleur’ elle-même, et pour celui-ci cette sainteté seule peut répondre à la question radicale des hommes de douleur :

‘« La sainteté est inséparable du péché, parce qu’elle seule sait vraiment ce qu’est péché : ‘un déicide’. La victoire de 1918 n’avait pas répondu à la seule question profonde des hommes qui avaient connu la douleur : qu’est-ce qui est Mal ? Qu’est-ce que le Péché ? Comment répondre sans que le Démon soit dans la réponse. Ce n’était pas l’organisation du monde qui faisait question, c’était d’abord le sens du monde. (...) la seule réponse au désarroi du monde, à la déception des hommes, ce sera la véritable espérance, celle des Saints. (...) Bernanos parlera donc de la douleur, du péché, et peu lui importent ceux qui le rappellent à ‘la réalité’, rationalistes ou chrétiens d’apparence, il sait lui, où est la véritable ‘réalité’ et son oeuvre n’aura pas d’autre raison d’être que de le dire. » 17

Max Milner remarque que pour décrire ‘la sainteté’ Bernanos a recours tantôt à une théologie négative, tantôt aux images. C’est-à-dire que pour cerner l’objet indicible, ou bien l’auteur de SSS procède par une succession de négations, ou bien il utilise des images pour pénétrer dans le monde intérieur de ses héros :

‘« Il en résulte que le romancier ne saurait décrire la sainteté, mais un combat dont la sainteté est l’enjeu, et que ce combat ne saurait être décrit que de façon indirecte, oblique, par une succession de perspectives à l’intersection desquelles doit se trouver l’inaccessible expérience du saint. » 18

Par conséquent, il dit ce qui est indicible à travers les ‘trous du récit’. M.Milner l’observe dans la structure de SSS 19 . Il affirme ainsi que l’auteur a trouvé un nouveau langage avec les mots de tous les jours, utilisant les ellipses et les images. C’est dire que les oeuvres bernanosiennes transmettent le message entre les mots, non avec les mots. Cette remarque nous amène à aborder Sous le soleil de Satan avec l’analyse des figures dans la théorie sémiotique, puisqu’une ‘figure’ n’est pas un mot, mais se manifeste dans les parcours. De plus, l’enjeu du roman est de déceler la vérité dans un monde qui est sous l’emprise de Satan, ce qui justifie encore d’aborder le roman avec un des outils sémiotiques que Algirdas Julien Greimas a conçu pour la véridiction (‘paraître’ et ‘être’).

La figure de ‘saint’ dans SSS illustre bien la problématique posée par l’auteur. Cette figure était une des problématiques majeures dès sa parution, de sorte qu’elle a rencontré diverses critiques chez les lecteurs de son temps. Paul Souday 20 critique le personnage de Donissan ‘pas plus que l’étonnement peureux des bien-pensants.’ Robert Kemp y voyait du manichéisme 21 et René Johannet écrit dans Les Lettres : « La théologie ne saurait rompre avec le bon sens... Appeler ça du manichéisme, c’est faire trop d’honneur à une pauvreté » 22 , etc. Auxquels l’auteur réplique de sa part :

‘« Devrais-je recruter les héros de mon prochain livre dans les banquets démocratiques ? J’y verrais de gros ventres, (...) La médiation du mal, que le critique élu des Fonctionnaires (Paul Souday) aborde avec la sérénité du philosophe, faisait trembler de terreur Saint Dominique, (...) » 23

Si cette figure a posé maint problème, cela prouve que le saint décrit dans ce roman est différente de ce que l’on imagine. Il faut que le lecteur découvre un saint radicalement différent (voire surprenant) dans un texte particulier. Et c’est là l’art de la figure qui est mise en discours, qui donne la priorité à la reception. Ainsi l’auteur créant un personnage à la réputation d’un saint à miracles comme ‘le saint de Lumbres’ qui possède à la fois la faiblesse humaine et une dimension surnaturelle, Bernanos décrit les saints de l’Eglise à venir. En effet, les saints que l’Eglise canonise aujourd’hui ont une certaine ressemblance avec l’image de la sainteté que décrit Bernanos et, de plus, l’Eglise moderne offre la sainteté à la portée de tous les chrétiens...

Notes
10.

Léon Daudet, Premier-Paris de l’Action Française, 7 avril 1926 : « Demain le premier livre de (...) Monsieur Georges Bernanos, auteur de SSS, sera célèbre. Je dirai de lui (...) qu’une grande force, intellectuelle et imaginative, apparaît au firmament des lettres français. (...) dans un genre, (...) qui est le domaine de la vie spirituelle, des choses et des corps commandés par les âmes. »

11.

J. De Fabrègues, Bernanos tel qu’il était, Paris, Mame, 1964, p.76.

12.

G. Bernanos, « Interview de 1926 par Frédéric Lefèvre » dans Essais et écrits de combat I, Pleiade, p.1040 

13.

G. Bernanos, EEC I, Pleiade, p.1040

14.

Par exemple, les dernières pages de SSS, p.307 : « Seigneur, il n’est pas vrai que nous vous ayons maudit (...) Sur ses lèvres, les mots familiers prennent le sens qu’il lui plaît, et les plus beaux nous égarent mieux. Si nous nous taisons, il parle pour nous et, lorsque nous essayons de nous justifier, notre discours nous condamne. L’incomparable raisonneur, (...) Périssent avec lui les mots perfides ! »

15.

Jean de Fabrègues, Bernanos tel qu’il était, 1964, p.80

16.

Jean de Fabrègues, 1964, p.80-81

17.

Jean de Fabrègues, 1964, p.81

18.

Max Milner, Georges Bernanos, 1967, p.85-92

19.

M.Milner, 1967, p.92-94 : Il observe dans ces pages la structure du roman qui, selon lui, fait apparaître clairement cette succession de perspectives dont il vient de parler. Selon lui, le prologue présente ‘la face humaine’ raconté sur le mode dramatique traditionnel, ‘c’est-à-dire selon l’enchaînement des causes et des effets’, dit-il. Pourtant par les trous de récit on entrevoit un autre plan de réalité. (par exemple, ‘le hasard’ - Pleiade, p.83) Dans la première partie, Bernanos utilise davantage une allure historique (mais bien maladroitement utilisée) où Milner voit les éclairages d’une troisième dimension. Il s’explique : « Mais comment ne pas être frappé alors par la maladresse avec laquelle le point de vue du chroniqueur intervient dans un domaine qui échappe absolument à la chronique ? Ces anticipations me semblent avoir au contraire le but de détruire l’illusion chronologique en déployant au-dessus de l’événement un plan de référence surnaturel où Donissan est, de toute éternité, le « saint de Lumbres ». Passé, présent et avenir se compénetrent dans le dessein de Dieu, que les actions de l’homme inscrivent dans la trame des jours. » Enfin, dans la deuxième partie où le héros s’enfonce dans une expérience de la sainteté de plus en plus indicible, Bernanos multiplie les points de vue de la narration. Milner dit : « Cette diversité de points de vue contribue grandement à créer une impression de relief, qu’une présentation uniforme ne parviendrait sans doute pas à donner. »

20.

Paul Souday, « Sous le soleil de Satan », Le temps, 22 avril 1926. (deux articles suivent dans la même presse de Paris à la suite de ce 1er article : au 1er nov. et au 10 dec. 1926)

21.

Robert Kemp, (la presse de Paris) La Liberté, 8 avril 1926.

22.

René Johannet écrit deux articles dans la presse de Paris, Les Lettres, en juin et en août 1926.

23.

G. Bernanos, « Satan et nous » dans EEC I, p.1099