D) Bernanos, ses personnages et l’Eglise de son temps :

L’analyse des personnages de Bernanos mène C.W.Nettelbeck à une affirmation que l’écrivain, à travers ces personnages, vise l’Eglise de son temps qui manque de charité chrétienne en surestimant le progrès matériel :

‘« (…) dans les figures d’Espelette et de Sabiroux la critique d’une certaine tendance dans l’Eglise : celle qui, au moment du Ralliement, s’enthousiasmait pour le progrès matériel. (...) Mais au fond, ce qui provoque la satire de Bernanos, c’est le divorce trop apparent, scandaleux, qui sépare la vie de ces hommes d’Eglise de la vérité essentielle du christianisme. » 36

Nous retrouvons cette idée dans『Scandale de la vérité』de l’auteur Bernanos :

‘« Une fois de plus, ces gens-là vont se dire : ‘Que demande donc cet écrivain catholique ? Car il lui manque évidemment quelque chose puisqu’il est mécontent. Tâchons de le lui donner pour qu’il nous fiche la paix.’ Il ne leur viendra jamais à l’idée que j’ai honte d’eux (...) ils ne se posent jamais, sans doute, la question familière à n’importe quel chrétien pourvu qu’il ne soit ni un imbécile ni un lâche : ‘Quelle opinion peut se faire du Christ et de sa doctrine l’homme de bonne volonté qui m’observe et me sait chrétien ?’ J’ai honte d’eux, j’ai honte de moi, j’ai honte de notre impuissance, de la honteuse impuissance des chrétiens devant le péril qui menace le monde. » 37

Si Bernanos accuse par les personnages de roman (surtout ceux des prêtres médiocres), et soulève à travers ces figures les problèmes de l’Eglise de son temps, selon l’interprétation de C.W.Nettelbeck, c’est en vue d’exiger de l’Eglise qu’elle suive le droit chemin, la vérité dans le Christ :

‘« Bernanos accuse chacun de ses prêtres médiocres de trahison : de trahir l’Eglise, la vérité que l’Eglise porte dans son ‘coeur pur’. A chacun d’eux a été confiée une puissance surnaturelle que, par lâcheté ou par égoïsme personnel, ils n’emploient pas, ce qui, forcément, affaiblit la position de l’Eglise aux yeux des hommes. » 38

Dans cette ligne, la dénonciation de Bernanos y rejoint :

‘« Le scandale n’est pas de dire la vérité, c’est de ne pas la dire tout entière, d’y introduire un mensonge par omission qui la laisse intacte au dehors, mais lui ronge, ainsi qu’un cancer, le coeur et les entrailles. » 39

Bernanos accuse les prêtres médiocres mais aussi les prêtres d’être de purs administrateurs. Quel est donc l’idéal de la figure du ‘prêtre’ que propose Bernanos ? C’est dans les personnages de Menou-Segrais et du curé de Torcy que nous voyons l’union harmonieuse des trois genres de prêtres représentés dans tous ses romans : saint prêtre, prêtre médiocre, prêtre pur administrateur. Voici l’explication de C.W.Nettelbeck à propos de deux prêtres exemplaires :

‘« Menou-Segrais, en tant que responsable de la paroisse, doit considérer Donissan comme un élément dangereux. Et cependant, il prend la décision comme malgré lui, car, bien qu’il soit profondément conscient du besoin d’un ordre paroissial, il sait qu’au niveau des valeurs absolues, l’aventure de Donissan est plus importante que l’ordre de la paroisse. Ainsi, quand Donissan est condamné par les autorités ecclésiastiques à une retraite prolongée à la Trappe, Menou-Segrais refuse son témoignage, garde un silence ‘dédaigneux’. Tout en comprenant l’inévitabilité de cette discipline, il est convaincu que Donissan avait raison. » 40

En le personnage de l’abbé Menou-Segrais, il voit l’harmonie entre le devoir présent (son ministère) et l’ouverture à l’oeuvre de grâce (le mystère). Nous avons consacré dans ce présent travail une étude sur ‘la lettre de l’évêque’, et nous découvrirons à travers le personnage de l’abbé Menou-Segrais la saveur de l’écriture bernanosienne. Quant au curé de Torcy, l’interprétation de C.W.Nettelbeck nous fait connaître une autre exemple de prêtre idéal :

‘« Dans ce personnage (curé de Torcy), Bernanos dépeint l’homme solide et équilibré qui a maîtrisé sa nature, mais il voit aussi en lui le symbole de l’Eglise catholique qui maîtrise la nature humaine et qui guide les hommes. Le curé de Torcy, chez qui la spiritualité est parfaitement en accord avec les réalités humaines et matérielles, c’est l’Eglise où le mystère divin et l’aspect administratif ne font plus qu’un. » 41

Bernanos dépeint à travers le curé de Torcy l’harmonie entre la vie intérieure et le ministère qui est le devoir présent.

A travers ses personnages et ses écritures polémiques, Bernanos, à la fin de sa vie, lui-même devient ‘Figure’ d’un témoin de son temps cherchant la vérité authentique de plus en plus enracinée dans la souffrance du Christ ressuscité. La peur de Blanche (dans le Dialogue des Carmélites que l’auteur achève sur son lit de souffrance) ne serait-elle pas son ultime témoignage quand il décrit à sa manière l’influence sinistre du Mal sur les hommes innocents par d’autres hommes qui se révoltent contre Dieu, ou qui s’imposent la foi avec la seule raison humaine, figurant par là les divers visages (tendances) de son temps sans repère ? A la fin de cet ouvrage, Blanche est sauvée de sa peur innée et, par le martyre, atteint la sainteté. Si l’auteur l’amène ainsi, ce n’est cependant pas par la raison humaine figurée par le conseil de mère Marie de l’Incarnation qui l’a conduite jusqu’à là, mais peut-être par la foi ou plutôt l’espérance de soeur Constance, voire l’offrande de la mère prieure au moment de sa mort, dans une communion des saints qui l’a conduite à rejoindre ses soeurs à l’échafaud et à achever le chant des soeurs par le dernier verset : Deo Patri sit gloria et Filio qui a mortuis surrexit aca Praclito in saeculorum saecula ...

Ainsi ses écritures elles-mêmes sont devenues pour les lecteurs un récit-témoignage où s’exprime la vérité dans les figures présentées. Alors dans ce récit, le lecteur ne peut lire la vérité qu’exprime l’auteur qu’à travers la mise en discours des figures qui vient au-devant du désir du lecteur.

Notes
36.

C.W.Nettelbeck, 1970, p.109.

37.

G. Bernanos, « Scandale de la vérité », dans EEC I, p.608.

38.

C.W.Nettelbeck, 1970, p.110.

39.

G. Bernanos, « Scandale de la vérité », dans EEC I, p.602 : dans ce contexte, Bernanos vise les membres d’Action Catholiuqe et des prélats politiques. Et C. Nettelberk l’applique dans le monde ecclésial.

40.

C.W.Nettelbeck, 1970, p.114.

41.

C.W.Nettelbeck, 1970, p.116.