1. Le tournant des critiques bernanosiennes

‘« Dès Sous le Soleil de Satan, salué par Léon Daudet, en avril 1926, comme une indiscutable révélation, l’oeuvre de Bernanos n’a jamais cessé de fasciner la critique, de susciter les affirmations ou les interrogations les plus contradictoires, en France comme à l’étranger –il suffit de se souvenir des ensembles réunis par Albert Béguin en 1949 (dans la collection des « Cahiers du Rhône ») et par Dominique de Roux en 1962 (L’Herne, n°2) »’

Ainsi Michel Estève ouvre-t-il『Etudes bernanosiennes n°7』. Ce numéro, intitulé « Bernanos et la critique 1946-1966, résultats et perspectives », a pour objectif de dresser un bilan de vingt années de critique bernanosienne en Europe. Dans ce volume, un article de Henri Giordan présente les différents courants d’interprétation dans l’ensemble des oeuvres bernanosiennes, mais en même temps il soulève ses problématiques et propose un nouvel horizon. Même s’il y a 40 ans de distance entre le lecteur d’alors et celui d’aujourd’hui, ce vieux volume nous découvre une étape décisive pour la lecture et on peut y observer un tournant important pour les études critiques-tournant, ‘tournant’ qui rejoint le mouvement général de l’ensemble de la critique littéraire de cette époque.

Henri Giordan insiste sur ce changement de l’aspect de la lecture dans son article, « Bernanos et la critique 1946-66 » :

‘« Parler des idées de Bernanos ne veut littéralement rien dire. Ce qui existe, c’est la littérature de Bernanos et cette littérature doit être étudiée d’abord comme telle. » 43

Beaucoup plus tard, Pierre Gille souligne ce changement dans le monde des critiques bernanosiennes dans son introduction de『Bernanos et l’Angoisse』:

‘« Il faut souligner ici l’importance de certains travaux qui ont contribué, depuis les années 60, à introduire ce nouvel esprit, ou à mettre au point des instruments d’analyse dans cette direction, notamment les livres charnières de M. Milner et de Br.T. Fitch. » 44

Regardons un peu ce que dit Fitch qui insiste sur l’autonomie de l’oeuvre par rapport à l’auteur :

‘« Parler de ce qui se passait chez l’écrivain lorqu’il se trouvait à sa table de travail devant les feuilles vierges de son manuscrit n’est pas du même ordre que d’évoquer les détails de la vie quotidienne de l’homme Bernanos. (...) L’étude biographique a sa valeur propre sans qu’on lui demande ce qu’elle ne saurait jamais fournir : l’explication de l’acte de la création littéraire. (...) l’écrivain qui parle de l’ouvrage déjà terminé n’est plus tout à fait celui qui le rédigeait, (...) et puis, comment l’écrivain saurait-il toujours distinguer ce qu’il cherchait à créer de ce qu’il a effectivement réalisé ? » 45

C’est donc dans cet esprit que P.Gille énumère quelques études menées sur les romans de Bernanos : revues, livres et thèses réalisées dans les années 70 à la suite des livres charnières de M.Milner et de Fitch :

‘« Max Milner (Georges Bernanos, Desclée de Brouwer, 1967). Brian T. Fitch (Dimensions et Structures chez Bernanos, Minard, 1969). De même, (...) tout le travail d’analyse thématique, stylistique, et structurale, fait dans la série des Etude bernanosiennes (Lettres Modernes), pas plus que l’ouvrage de Philippe Le Touzé, Le Mystère du Réel dans les Romans de Bernanos, Nizet, 1979, qui, sur un fondement de théologie biblique et johannique, met en oeuvre une méthodologie stylistique novatrice, centrée sur les structures profondes du texte. (...) deux thèses importantes : celle de Michel Estève, centrée sur les symboles et figures christiques (Le Christ, les symboles christiques et l’Incarnation dans l’oeuvre de Bernanos, Paris III, 1977, publiée par l’Université de Lille III en 1982), offre, sur un plan thématique, un riche bilan de la critique bernanosienne, tout en menant à son terme l’élucidation du code religieux. Celle de Mme M. Gosselin (L’écriture du surnaturel dans l’oeuvre romanesque de G. Bernanos, Paris III, 1977, publiée par l’Université de Lille II en 1979), explore une voie particulièrement féconde en étudiant la corrélation entre la thématique surnaturelle et les forme stylistiques et/ou poétiques de l’expression littéraire, l’accent étant mis sur la négativité fondamentale de ce rapport. » 46

Cette attitude dont considérer le texte pour lui-même, s’accentue dans les annés 80, et nous pouvons l’observer dans les Actes du Colloque international organisé par le Groupe d’Informations et de Recherches sur Bernanos, à Nancy, en juin 1987. Dans ce colloque, les recherches dépassent les études thématiques, s’intéressent au langage, et abordent plusieurs aspects : l’aspect biographique et historique, l’approche par les genres, l’approche littéraire, narratologique, énonciative (au sens de Benvéniste), et la sémiotique greimassienne (réalisée par Pierre Gille).

Quant aux dernières années (les années 90 ou les études les plus récents) ?

Ces rapides parcours amènent à nous arrêter sur l’article de Henri Giordan, « Bernanos et la critique 1946-66 ». Comment a-t-il perçu le changement des critiques bernanosiennes avant même le fameux événement de ‘mai 68’ en France. Selon lui, dans les années 60, au niveau des études universitaires, il y a une demande multiple de projets de grandes thèses sur Bernanos. Cette demande a suscité chez les chercheurs bernanosiens une nécessité pressante de faire un bilan des travaux consacrés à cet auteur et de donner une nouvelle orientation aux futurs chercheurs. Ce travail vise donc à donner une vue d’ensemble des problématiques que les recherches sur Bernanos paraissaient poser à cette époque.

Nous sommes informée, par cet article, qu’au lendemain de la mort de Bernanos, Albert Béguin a fondé en 1949 le Bulletin de la Société des Amis de Georges Bernanos pour rassembler tous les écrits et fait un effort considérable pour la mise en place des biographies de Bernanos. Et nous savons grâce à son travail assidu que tous les textes de Bernanos sont mis en place et achevés enfin en 1971 avec la publication de deux volumes de la correspondance de Bernanos. En effet,『Bulletin, Etudes bernanosiennes』paraît en 1960 en vue de recherches universitaires. Donc leur projet est de « publier régulièrement une liste aussi complète que possible des travaux en cours, thèses ou recherches ‘libres’ » 47 . C’est ainsi que nous pouvons consulter aujourd’hui dans cette revue les précieuses documentations de la fin de chaque numéro. Le projet de Giordan est de décrire l’état présent des recherches bernanosiennes qu’il présente en huit points :

‘« (...) et en esquissant, à l’occasion, quelques perspectives de recherche en ce qui concerne la bibliographie, l’établissement du texte et la documentation, la biographie, les études sur la langue et le style, les études de genèse, les essais et les études de thèmes, la critique « théologique » et enfin les études d’histoire littéraire et d’histoire des idées qui doivent nous permettre de situer un Bernanos mieux connu en lui-même dans son temps. » 48

Nous adopterons ces huit points dans notre étude. A chaque point, nous noterons un aspect général des travaux réalisés sur SSS jusqu’à aujourd’hui et nous reviendrons aux détails dans « l’ordre chronologique des publications des études sur SSS ».

  • a) La documentation bibliographique  : A l’heure actuelle, nous avons une abondante bibliographie sur les écrits de Bernanos et les textes critiques bernanosiens, grâce aux chercheurs assidus. Hormis les séries d’『Etudes bernanosiennes』, il existe trois tomes de Joseph Jurt :『Georges Bernanos 1, tome I (1926-1948), II (1949-1961), III (depuis 1962-1971)』; et la publication de la Pléiade : Bernanos.『Oeuvres Romanesques』, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1997, p.1927-1949 ; celle de『Calepins de bibliographie n°4』, Paris, Lettres Modernes de Minard, 1972, 1974, 1975 ; enfin, Peter C. Hoy (éd.) publie『Georges Bernanos (Critique 1976-1981)』, Lettres modernes de Minard, Paris, 1987 (Coll. « Les carnets bibliographiques de la revue des lettres modernes »).
    Pourtant, depuis 1988, il nous manque une bibliographie intégrale et internationale. On peut les consulter dans les diverses bibliothèques et dans des revues, mais ce n’est toujours que partiellement satisfaisant ...
  • b) Les textes  : Nous savons que les textes de Bernanos ont été achevés dans leur intégralité en 1971 par la publication de deux volumes concernant la correspondance. Quant au texte critique de SSS, il est réalisé, établi et publié par William Bush en 1982, conformément au manuscrit original. Ce travail a bénéficié du travail antérieur de René Guise et Pierre Gille en 1973, « Sous le soleil de Satan. Sur un manuscrit de Georges Bernanos », Annales de l’Est [Université de Nancy II], Mémoire nº 45.
  • c)  La biographie  : La correspondance est mise en place en 1971. Comme Giordan a prévu que « les études biographiques ne pourront progresser de façon décisive qu’à partir du moment où la correspondance sera accessible » 49 , nous voyons encore naître aujourd’hui des études consacrées à la biographie de Bernanos, par exemple, en 2003, Sébastien Lapaque publie『Sous le soleil de l’Exil (Georges Bernanos au Brésil, 1938 - 1945)』, Bernard Grasset, Paris. On voit naître aussi divers livres consacrés à la biographie de Bernanos à l’époque de la composition et de la parution de SSS. (voir I.2.2.2)
  • d)  La langue et le style  : A l’époque de Giordan, il n’y a qu’une seule étude sur le style, celle de Pierre Maubrey, L’expression de la passion intérieure dans le style de Bernanos romancier, The Catholic University of America Press, Washington DC, 1959, p.172. Bien qu’il apprécie peu le travail insuffisant de ce livre 50 , Giordan souligne la nécessité pressante de travailler dans cette direction pour l’avenir de la recherche bernanosienne.
‘« Nous pensons cependant qu’un examen très précis du vocabulaire et des tours syntaxiques de Bernanos nous rendrait de grands services dans notre propre domaine de recherche. » 51

Ce souhait de Giordan n’est pas déçu, car on voit de nos jours se multiplier les études consacrées à cette fin, mais amplifiées grâce à l’évolution des méthodes (avec la croissance du structuralisme et des sciences du langage) dans les domaines rhétorique et sémiotique.

Greimas consacre un travail à l’ensemble des oeuvres romanesques de Bernanos, au dernier chapître de son livre『Sémantique structurale』(1966), prenant pour base l’esquisse de Tahsan Yücel sur le bestiaire imaginaire de Bernanos. Cette étude de Greimas est ensuite vivement critiquée par Sven Storelv (dans EB n°13, p.251-256, en 1972) qui prétend résoudre les problématiques soulevées (dans le travail de Greimas) par une démarche stylistique.

En ce qui concerne le roman SSS, on peut déjà percevoir un progrès entre deux numéros de Etudes bernanosiennes n°12 (1971) et n°22 (1991), ces deux numéros étant spécialement consacrés à SSS. Et dans ces numéros, ces approches prennent une place importante pour les études critiques du roman. Cependant, s’il y a quelques essais d’une approche sémiotique sur l’ensemble des oeuvres romanesques de Bernanos, cela s’arrête à l’analyse narrative (greimassienne). Il n’y a aucun essai jusqu’ici (à ma connaissance) d’approfondissement d’un texte de Bernanos par une analyse discursive (en sémiotique).

  • e)  Les études de genèse  : Dans ce domaine, un progrès énorme a été fait depuis l’époque de Giordan. Pour le SSS, sans tenir compte de beaucoup d’autres travaux, nous pouvons rendre hommage au travail de Léon Cellier dans EB n°12, et à celui de William Bush.
  • f) Les études de thèmes  : Selon Giordan, durant les annés 60, ces approches se sont multipliées mais il s’y trouve un manque de rigueur méthodologique. Giordan, après avoir parcouru les six ouvrages consacrés à la thématique, de plus en plus insatisfait, conclut ainsi :
‘« L’absence de rigueur méthodologique se trahit enfin dans l’imprécision avec laquelle les thèmes étudiés sont définis. Aucun des six thèmes traités dans ces six volumes n’est le thème majeur de l’oeuvre, c’est entendu ; mais chacun répond-il au moins à un aspect important de l’oeuvre ? Ce n’est pas douteux, mais nos exégètes ne parviennent pas toujours à le montrer de façon satisfaisante. » 52

Pourquoi vouloir trouver absolument le thème majeur de l’oeuvre ? Ne serait-ce pas déjà un signe qu’un texte une fois livré au public offre au lecteur une libre interprétation ? Ne serait-il pas suffisant pour un lecteur de trouver déjà ‘un aspect important de l’oeuvre’ ? Il me semble que par là Giordan témoigne de la multiplicité de la réception d’une oeuvre chez les lecteurs. Nous verrons que jusqu’à nos jours de multiples études ont été consacrées à l’approche thématique, enrichissant encore plus les oeuvres de Bernanos.

  • g)  Approche théologique  : Pour les critiques bernanosiennes, cette approche prend une grande place. Nous avons déjà souligné au chapitre 1 de ce présent travail, l’importance du christianisme dans l’esprit de Bernanos. Outre un grand ouvrage de Urs von Balthasar, plusieurs livres sont consacrés à cette approche. (voir « Ordre chronologique des études sur SSS »)
  • h)  Les études d’ensemble et l’histoire littéraire  : Plusieurs livres consacrés à l’étude d’ensemble de l’oeuvre de Bernanos (oeuvre romanesque, oeuvre polémique) constatent l’importance de la vocation d’écrivain de Bernanos et du thème de l’esprit d’enfance.

Concernant l’histoire littéraire, Giordan rejoint le souhait de Lucien Goldmann qui projette, dans son ouvrage, à faire les analyses qui porteront « sur la réception » des oeuvres d’écrivains. Nous savons que ce dernier est critiqué par Gérard Genette 53 pour son insuffisance et nous savons aussi que Roland Barthes a vivement réclamé l’application rigoureuse du projet de Lucien Febvre dans son article « Histoire ou littérature » en 1960 54 . Cela nous montre la difficulté que rencontrent les chercheurs pour ce projet.

Pour notre part, nous resterons dans les points suivants : « l’ordre chronologique des études sur SSS », et « les étude de SSS dans les périodes florissantes ». Nous observerons par là toutes les publications sur SSS posant la question suivante : comment les critiques se sont-elles développées face à SSS au fil des temps ?

Au terme de ce rapide parcours en huit points, nous rejoignons la remarque de Pierre Gille citée en commençant ce chapitre. Si celui-ci a vu dans l’histoire des critiques bernanosiennes un tournant important au cours des années 60, ce changement ne se ramène pas aux seules critiques bernanosiennes mais à toute la critique littéraire, avec la montée du structuralisme (rappelons l’événement de ‘mai 68’ en France). D’une certaine façon, les critiques bernanosiennes ont subi le mouvement de la critique littéraire, selon lequel on peut classer les lecteurs de SSS en deux périodes. C’est ce que nous allons voir dans l’ordre chronologique des études sur SSS.

Notes
43.

EB n°7, 1966, p. 44

44.

Pierre Gille, Bernanos et l’angoisse, Etude de l’oeuvre romanesque, Presses Universitaires de Nancy, Nancy, 1984, p.13. Il remarque ici deux livres importants pour le tournant des critiques bernanosiennes. Ils sont donc venus après le bilan de EB n°7 : Max Milner, G. Bernanos, Desclée de Brouwer, 1967 ; Brian T. Fitch, Dimensions et Structures chez Bernanos, Minard, 1969.

45.

Br.T. Fitch, 1969, p.17

46.

Pierre Gille, 1984, p.341, note 1.

47.

EB n°7, p.9

48.

EB n°7, p.12

49.

EB n°7, p.20

50.

EB n°7, p.23 : « Nous n’aurions pas cité cette très médiocre thèse si elle n’était le seul travail qui se présente comme une exégèse stylistique de l’oeuvre de Bernanos. »

51.

EB n°7, p.22

52.

EB n°7, p.35-36

53.

Figure III, p.16 : « C’est aussi dans cette catégorie que l’on peut ranger, la variante marxiste de l’histoire des idées, naguère présentée en France par Lucien Goldmann, et peut-être aujourd’hui par ce que l’on commence à désigner du terme de socio-critique. Ce type d’histoire a donc au moins le mérite d’exister, mais il me semble pourtant qu’elle soulève un certain nombre d’objections. »

54.

Annales ESC, mai-juin 1960, repris dans Sur Racine, Seuil, 1963, p.147-167.