2.1 Brian T. Fitch

Fitch 88 s’intéresse à la cohérence de la structure romanesque comme la plupart des chercheurs bernanosiens de son époque. Son souci premier est de trouver une structure cohérente des trois parties du roman qu’il appelle « triptyque ». En effet, les trois parties de SSS s’accordent bien difficilement.Fitch donne deux raisons à cette impression :

‘« La première coupure (entre prologue et première partie) provenait d’une différence de sujet et de protagoniste ; la deuxième (entre première et deuxième partie) d’une différence de forme et de présentation. » 89
  • L’impression de la première coupure entre le prologue l’‘Histoire de Mouchette’ et la première partie  ‘La Tentation du désespoir’, disparaîtra lorsque Mouchette ré-apparaît au moment de sa rencontre avec Donissan (p.147), qui re-situe le lecteur dans le fil de la narration. Br.T. Fitch justifie par une hypothèse cette anomalie de la narration, en observant la distribution des pages des deux premières parties de SSS : l’histoire de Mouchette (56 pages), la vie de Donissan avant leur rencontre (76 pages), et le reste en compagnie de Mouchette (40 pages) et en conclut :
‘« ce sont deux histoires parallèles : celle de la jeune paysanne et celle du prêtre, qui ne se rejoignent que bien après le milieu du roman. » 90

Deux histoires parallèles..., en effet, Fitch trouve une cohérence des deux premières parties de SSS non du côté de la logique de la narration, mais du côté de l’ordre surnaturel :

‘« il (l’ordre surnaturel) existe dans la mesure où les deux protagonistes sont prédestinés à se rencontrer : ‘Les événements qui vont suivre étaient déjà comme écrits en elle’ (SSS p.83), dit l’auteur à propos de son héroïne. » 91

Interprétant ainsi cette rencontre comme le fait de la ‘prédestination’, Fitch assure la cohérence entre les deux premières parties du roman.

  • La deuxième coupure entre les deux premières parties et la dernière : ‘Le Saint de Lumbres’, lui semble plus radicale :
‘« Le roman consiste en l’histoire de deux vies dont l’une précède l’autre dans l’ordre de la narration, l’histoire de Mouchette commençant et finissant avec celle de Donissan, et qui coïncident pendant un certain temps. Et tout l’ouvrage pivote donc, en principe, sur l’épisode de leur rencontre autour duquel tous ses éléments s’agencent. Mais en fait, cet événement central n’assure pas au roman l’unité à laquelle on aurait pu s’attendre et sa cohérence interne reste imparfaite. » 92

Ainsi n’ayant pas trouvé la cohérence de SSS du côté du contenu, Fitch recourt à la forme. Observant l’irrégularité de la matière romanesque, c’est-à-dire différence de forme et de présentation, il pose la confrontation comme forme commune des trois parties de SSS.

  • i) Différence de forme  : Sur ce point, Brian T. Fitch rejoint Gaëtan Picon :
‘« (...) nous sommes en présence d’une admirable succession de scènes, non pas d’une ligne narrative soutenue » 93

Cependant la dernière partie de SSS se différencie par les pages attribuées à la confrontation :

‘« Bref, 12 pages seulement des 76 pages de cette dernière partie du roman sont consacrées à des confrontations : moins d’un sixième en contraste avec les quatre cinquièmes de l’‘Histoire de Mouchette’ (donc 46 pages sur 56) et les deux tiers de ‘la Tentation du désespoir’ (donc 70 pages sur 116) » 94

En effet, les critiques littéraires voient la problématique de la confrontation dans SSS, à partir des conversations entre deux personnages dans lesquelles se révèlent leur psychologie -confrontation- transposée sur le plan de la vie intérieure, sous forme de luttes entre les protagonistes 95 . Fitch prend donc pour critère de la structure romanesque cette forme de confrontation entre deux personnages qui apparaît à chaque palier. Ce critère amène Fitch à exclure la conversation de trois personnages - le curé de Luzarnes, le docteur de Chevranches, et Antoine Saint-Marin - mais aussi bien d’autres encore dans le compte des pages. Schématisons :

« Schéma I.3.2.1 » :
« Schéma I.3.2.1 » :

Ce schéma de Fitch montre la composition de chaque partie de SSS, ainsi que la lutte du personnage contre lui-même, ou sa confrontation avec une présence surnaturelle, plus les diverses confrontations (par exemple, confrontation des valeurs, ou opposition de deux ou trois personnages, etc.). Nous verrons que presque tous les passages de SSS sont construits sur la confrontation.

Pour notre part, nous ajouterons dans le chapitre 2 du prologue, la confrontation des trois personnages : mère, père Malorthy et Germaine, aux autres confrontations. Ainsi, nous verrons que le prologue est construit entièrement sur la rencontre de deux ou trois personnes. Le chapitre 1, ensuite, sera une métaphore de la confrontation de deux puissances : le Bien et le Mal...

A la première partie, notre ajout sera ainsi :

La dernière partie se compose de 15 chapitres, dans lesquels la confrontation des personnages se croisent avec les témoignages :

Ch. I, le curé de Lumbres lutte contre soi-même qui désespère ; ch. IV, il y a la première confrontation avec Sabiroux (p.207-208) et la séduction de la Voix (p.209-210) ; au ch. V et VI, le curé de Lumbres avec l’abbé Sabiroux dans le jardin de Mme Havret  ; au ch. VII, la fameuse rencontre avec Satan (p.234-237) ; ch. VIII à nouveau Sabiroux devant le curé de Lumbres (p.240-242) ; ch. XI, Saint-Marin confronté avec sa propre mort (p.255) qui le pousse à la recherche d’un saint à miracles ; ch.XII, Saint-Marin découvre ‘le muraille rougi’ (p.262) ; ch.XV, il découvre ‘la face terrible’ (p.282).

Cette observation indique que, dans SSS, il y a autre chose que la confrontation des personnages : la confrontation avec l’invisible...

  • ii) Différence de présentation  : Fitch remarque deux éléments : la manière de présenter le ton polémique et le témoignage, en lien avec les procédés narratifs du roman. Selon lui, le ton polémique, bien qu’il perce dans la narration placé dans la bouche des personnages, n’empêche pas la coulée narrative dans les deux premières parties du roman. Dans la dernière partie, au contraire, ce ton polémique change d’aspect et il est souvent attribué au narrateur. Fitch le nomme « l’abandon des procédés narratifs », qui provient, selon lui, du goût satirique de l’auteur :
‘« En cédant à un goût satirique indéniable, qui ne saurait que paraître gratuit ici, l’auteur a détruit le ton narratif de l’histoire du saint. Il a raté la fin de son roman. » 96

De plus, Fitch considère inefficace et artificiel les témoignages indirects, sous forme de lettres et de notes rapportées dans la dernière partie, et le fait que multiplier les témoignages détruit le développement unilinéaire de l’intrigue. Il conclut par « l’échec sur le plan technique ». Bien qu’il affirme l’échec technique de la dernière partie de SSS, au moins nous donne-t-il l’idée importante que la fonction de ‘témoin’ est essentielle dans cette dernière partie.

Sa dernière remarque porte sur l’impression de discontinuité grandissante créée par l’attribution de pages à chaque section :

‘« Chaque section de l’« Histoire de Mouchette » compte en moyenne 14 pages, « La Tentation du désespoir » 29 pages, « Le Saint de Lumbres » n’est que de 5 pages. Si cette fragmentation peut être purement formelle, elle indique souvent, d’une section à l’autre, un décalage temporel ou un changement de lieu. Et elle ne peut qu’ajouter, cela va sans dire, à l’impression de discontinuité que donne le roman. »  97

L’observation de l’étude de Fitch nous laisse plusieurs idées importantes : a) sur le plan de la structure : à sa proposition, les scènes parallèles (le parcours de Donissan et celui de Mouchette) et l’impression de discontinuité dans la dernière partie de SSS ; b) sur le plan de la rencontre : à l’idée de la ‘prédestination’ concernant la rencontre de Donissan avec Mouchette, et à ses exclusions dans la catégorisation des confrontations que nous avons ajouté ci-dessus ; c) sur la problématique du témoignage ou du témoin : à sa remarque sur la multiplication des témoignages dans la dernière partie du roman.

Notes
88.

Br.T. Fitch, 1969, p.119-130

89.

Br.T. Fitch, 1969, p.128.

90.

Br.T. Fitch, 1969, p.119. Cette idée de mettre en parallèle deux parcours (celui de Donissan et de Mouchette) est interessante à noté pour notre part, puisque nous développerons cette idée ultérieurement.

91.

Br.T. Fitch, 1969, p.119.

92.

Br.T. Fitch, 1969, p.120

93.

Gaëtan Picon, Georges Bernanos, Desclée de Brouwer, 1967, p.109

94.

Br.T. Fitch, 1969, p.123.

95.

Br.T. Fitch, 1969, p.121.

96.

Br.T. Fitch, 1969, p.127.

97.

Br.T. Fitch, 1969, p.128.