2.2 André Not

André Not, guidé par la narratologie et le dialogisme, présente une structure du premier roman de Bernanos. Il le fait deux fois : dans le texte exposé au colloque international à Nancy en juin 1987 98 et avec plus de ampleur dans son livre publié en 1990 99 .

La problématique de la cohérence du roman et le rôle polémique posés par Fitch se retrouvent dans son étude. A.Not remarque que le caractère décousu, à cause de la disparate et du manque d’unité, a été l’objet de reproches chez les critiques littéraires. Pour construire une structure, il met d’abord au centre de SSS, « La tentation du désespoir » :

‘« S’opposant à l’Histoire de Mouchette et au Saint de Lumbres, la Tentation du désespoir dispose au sein du premier roman de Bernanos d’un statut particulier que lui confère sa double perspective temporelle. » 100

‘Ensuite, il observe dans cette partie la temporalité rhétorique : prospectif opposant aux deux types du présent narratif, qui justifie l’unité de deux dernières parties de ’ ‘SSS’ ‘ :’

‘« Ces allusions à un futur qui est donné comme achevé au regard du présent du narrateur assument les mêmes apparences aspectuelles que les indications données au passage sur les faits et gestes de Donissan au moment où il n’était encore que le vicaire de Campagnes. (...) En concurrence avec des présents gnomiques et des présents de narration qui constituent les indices d’un moment de la ‘Tentation du désespoir’, de tels imparfaits affichent la même valeur itérative que ceux qui dénotent un prospectif tendu vers le Saint de Lumbres. » 101

Ainsi après avoir bien posé « La tentation du désespoir » comme centre de SSS, il attribue l’originalité de l’écriture de Bernanos au ‘renoncement à l’indicible’ que Bernanos lui-même explique dans l’expression de « l’ironie » 102 . Ainsi il formule une hypothèse :

‘« (...) une activité narrative frappée au coin de l’ironie débouche nécessairement sur du lacunaire, du non-dit ou de l’indicible. » 103

Il remarque donc bien ce ‘renoncement à l’indicible’ dans SSS du fait des deux phénomènes du vide dans la narration : l’un, le trou de la narration, l’autre, le manque du recès des dialogues, lesquels ont été d’ailleurs l’objet de reproche pour les critiques littéraires 104 .

‘« ‘Grâce au ciel, le scandale a heureusement pris fin’ lisons nous au moment crucial de SSS, et l’agonie de Mouchette, traînée au pied de la croix par Donissan, ne nous est rapportée que par une lettre de ‘Monseigneur’ au chanoine Gerbier. La narration est abolie pour laisser place au procédé conventionnel de la pièce jointe, du document qui simule l’intervention du réel dans le cadre de la fiction, et, placé à l’exacte intersection de l’histoire de Mouchette et de celle de Donissan, fonde l’unité du roman. » 106

Ainsi A.Not remarque à la fois le réel (événement) qui s’eclipse dans le cadre de la fiction documentaire, et le moment de l’ellipse qui intervient dans le passage où il s’agit de l’unité du roman. En effet, selon la remarque de A.Not, chacun des romans bernanosiens se développe autour du trou de la narration, et le principe de succession et d’interdépendance chronologique des événements est même le plus souvent nié. Il compare cette structure au montage parallèle du cinéma 107 .

‘« Et si l’on examine sommairement la répartition des scènes dialoguées de SSS, on constate que la fuite brutale du maquignon, à la fin de la rencontre avec Donissan, intervient exactement au milieu du roman. Plus frappant encore, le fait que le chapitre central de l’oeuvre (chapitre 3 de ‘la Tentation du désespoir’) se distribue en deux parties égales autour de cette charnière de la sortie du maquignon : trente pages du départ de Donissan vers Etaples jusqu’à la disparition du maquignon, et trente pages de cette disparition au suicide de Mouchette. » 110

‘En observant ainsi, il conclut (du point de vue dialogisme) que ’ ‘SSS’ ‘ s’organise en’ cercles concentriques, mettant au milieu les trois rencontres dialectiques de la nuit de l’Etaples  111 . Voici le schéma de A.Not :

Schéma d’André Not :
Schéma d’André Not :

‘Voici ses explications sur ce schéma concentrique :’

‘« Au coeur du livre, il y a la rencontre avec Satan et le dialogue avec la pécheresse que relie la furtive scène avec le bon samaritain, le carrier Jean-Marie Boulainville. Cette ‘aventure’ de Donissan, très dialoguée, s’enchâsse dans les développements itératifs qu’ordonnent les dialogues avec Menou-Segrais. On y voit les angoisses et les errements du vicaire ‘sous le regard de Menou-Segrais’. Aux deux extrémités du texte, le même ton pamphlétaire est mobilisé à l’appui de l’évocation des médiocres. Le trio du brasseur, du député et du hobereau dans le prologue, celui de l’académicien, du prêtre médiocre et du morticole dans la fin du ‘Saint de Lumbres’. Restent alors en pleine lumière deux masses textuelles qui se répondent parfaitement : les deux quêtes folles de l’absolu qui conduisent Mouchette à accoucher d’un enfant mort et Donissan à échouer dans son orgueilleux projet de rendre la vie à un autre enfant par un miracle fondé sur le défi à Dieu. Le scandale deux fois répété de la mort de l’enfant marque les itinéraires de Mouchette et de Donissan du même signe et établit un écho entre deux moments de l’oeuvre que rien apparemment ne rapprochait : les chapitres 3 et 4 du prologue et les chapitres 1 et 8 du ‘Saint de Lumbres’. Et la référence à la nuit de Noël, nuit où l’enfant-Dieu entre dans le scandale de la condition mortelle, cette référence, seule précision temporelle du livre, nous semble essentielle. (...) Ainsi, enchâssé dans la cacophonie bouffonne du monde que le pamphlet désigne, le dialogue ecclésial –avec ses forces et ses faiblesses- tente-t-il de résoudre le scandale de l’enfance humiliée. Et c’est sur le fond de ce dialogue que se détache l’aventure du saint, partie centrale et principe ordonnateur de tout l’édifice romanesque. » 112

Ainsi après avoir donné la raison de cette structure, au coeur de ce schéma, A.Not met la rencontre de Donissan avec le carrier :

‘« Enfin, au coeur de cette aventure, encadré par les présences antithétiques de Mouchette et du maquignon, le carrier Jean-Marie Boulainville est l’être de la rencontre principale, ‘seul témoin de l’enfance spirituelle’ selon Yves Grider qui voit en lui ‘sinon l’image du Christ, au moins celle de Joseph’. On peut parler ici d’une construction en rétable où la chronologie de la lecture est à peu près inopérante, se bornant à suivre les développements d’une hagiographie ironique et privée de sens, et où le jeu des dialogues fonde une convergence des événements sortis de leur enchaînement temporel ou causal, et perçus dans le seul jeu des interdépendances qu’ils assument pour produire le tableau achevé. » 113

Dans sa structure, A.Not met au centre trois épisodes en parallèle : la scène de la disparition du maquignon, le carrier qui représente le thème essentiel de ‘l’esprit de l’enfance’ de Bernanos, et la lettre de l’évêque qu’il considère comme le principe ordonnateur de tout l’édifice romanesque. Nous verrons, pour notre part, comment ces trois rencontres s’articulent les unes aux autres.

Notes
98.

André Not, « La vision romanesque de Bernanos : le renoncement à l’indicible », in Pierre Gille et Max Milner. (éd.) Bernanos continuité et ruptures, Presses universitaires de Nancy, Nancy, 1987, p.127-136.

99.

André Not, Les doalogues dans l’oeuvres de Bernanos, Editions Universitaires du Sud, Toulouse, 1990, p.313-320.

100.

André Not, 1990‘, p.315.’

101.

André Not, 1990‘, p.315.’

102.

G. Bernanos,『Grands Cimetières sous la lune』, dans Essais et Ecrits de combat I, 1971, p.355-356 : « Et c’est ce langage oublié (langage de l’enfance) ; ce langage que je cherche livre en livre (...) comme si un tel langage pouvait s’écrire, s’était jamais écrit. (...) Il m’arrive parfois d’en retrouver quelque accent... (...) Singulière idée que d’écrire pour ceux qui dédaignent l’écriture ! Amère ironie de prétendre persuader et convaincre alors que ma certitude profonde est que la part du monde encore susceptible de rachat n’appartient qu’aux enfants, aux héros et aux martyrs. »

103.

André Not, 1987, p.127.

104.

André Not, 1990‘, ’p.309 : « Le reproche de disparate et de manque d’unité a été fait assez souvent à Bernanos pour que l’on soit élucider le caractère décousu qui choque tant de critique par les rôles respectifs qu’assument, dans l’économie générale de l’oeuvre, les fragments dialogués et la diégésis qui les côtoie et les concurrence. »

105.

André Not, 1987, p.128 « ‘La féroce ironie du vrai’... L’écriture ici se reconnaît impuissante à prendre du réel la mesure que sa fonction lui impose, et l’aventure des saints et des héros que le romancier a rêvés ne se laisse qu’entrevoir, dans un récit discontinu, troué d’espaces véants autour desquels il s’organise. »

106.

André Not, 1987, p.128.

107.

André Not, 1987, p.129-130.

108.

Lat. recessus, action de se retirer.

109.

p.156 : le dialogue sur la route de Desvres entre deux personnages n’est pas rapporté dans le texte.

110.

André Not, 1987,‘ p.131.’

111.

André Not, 1987‘, p.131 : « Le caractère concerté et cohérent de cette masse dialogique centrale peut alors nous apparaître, distinct du sens de la lecture : ce n’est pas de la première à la dernière page que se perçoit le déroulement profond de ’ ‘SSS’ ‘, mais de son coeur dialogique à sa périphérie, autrement dit des rencontres cruciales de la route d’Etaples aux épiphénomènes qui agitent le monde des Malorthy, des Gallet, des Gambillet et autres Saint-Marin. Le roman s’organise en cercles concentriques autour de trois dialogues fondateurs que Bernanos a juxtaposés en son centre. Un lien entre éléments apparemment disparates saute aux yeux, lien dont nous rendrons compte de façon schématique. »’

112.

André Not, 1987‘, p.132-133.’

113.

André Not, 1987‘, ’p.133.