A. Vue d’ensemble

1) Du point de vue de la structure du roman, le récit commence à la 11ème ligne du chapitre ‘I’ du prologue. Les dix premières lignes servent de prélude à l’ensemble du roman.

2) Du point de vue de la composition du temps du récit, sauf le chapitre ‘I’ du prologue, selon la succession des parties de SSS, chacune des parties comprend un jour de moins que la précédente. C’est-à-dire que le prologue se passe en trois jours, et chaque jour se termine dans la nuit ; la première partie du roman comprend deux jours qui commencent le soir et finissent le lendemain dans la journée ; la deuxième partie se passe en un jour qui commence avant l’aube et finit dans la nuit. Les autres temporalités interviennent dans ce déroulement du temps, à la manière de la prolepse ou de l’analepse.

3) Du point de vue de l’organisation dans l’espace, les scènes de SSS se déroulent tantôt dans une maison, tantôt sur un chemin dans une direction précise. Chaque espace a son acteur propre marqué par sa situation sociale (rôle figuratif ; rôles sociaux que représentent par exemple, le marquis, le docteur, le curé, l’évêque, le maquignon, le carrier, ...). Seuls quelques personnages franchissent les espaces.

Dans le prologue, l’espace se réduit à trois lieux : la maison de Malorthy, l’anti-chambre chez le marquis, et le bureau du docteur Gallet, et chacun avec son propriétaire : le père Malorthy, Cadignan, et Madame Gallet (ici le propriétaire n’est pas M. le docteur Gallet). C’est seulement le père d’abord et la fille Malorthy à sa suite qui franchissent ces espaces.

Dans la première partie, l’espace comprend trois chambres et le chemin entre Campagne et Etaples. Chacun de ces lieux a son occupant : la chambre de l’abbé Menou-Segrais, celle de l’abbé Donissan, et celle de Mouchette. Sur le chemin, trois personnages apparaissent à tour de rôle comme si c’était leur espace propre : le maquignon, le carrier, et Mouchette (sur le chemin qui mène au chateau). Au chapitre III de la première partie, Donissan, envoyé par l’abbé Menou-Segrais à Etaples, franchit tous ces espaces où il rencontre les personnages nommés ci-dessus qui se trouvent sur son chemin et il retourne ensuite à Campagne où il raconte tout à l’abbé Menou-Segrais. Quant aux trois personnages que Donissan a rencontrés sur la route (le maquignon, le carrier, Mouchette), le roman rapporte seulement que Mouchette retourne chez elle et se suicide. A la fin, l’évêque intervient par une lettre qui témoigne de l’ultime rencontre entre Mouchette et l’abbé Donissan.

Venons à la deuxième partie où l’espace se réduit à deux pôles : autour de l’église de Lumbres, et autour de la maison de Havret à Luzarnes. Le chemin sert de lien entre ces deux pôles. Lumbres a son curé, le saint de Lumbres, et Luzarnes a son curé aussi. Mais vers la fin du roman, un acteur qui vient de Paris (ailleurs) est introduit dans ces espaces. Chaque déplacement de personnages est décrit comme une violation du lieu à l’encontre du propriétaire de ce lieu : par exemple, le curé de Lumbres craint d’aller chez Havret parce que Luzarnes ne fait pas partie de son domaine paroissial et a son propre curé. A chaque pôle, il y a une chambre vide : celle du curé de Lumbres et celle de l’enfant malade que visitent avec intérêt les personnages du roman. La chambre vide du curé de Lumbres est visitée par trois personnages avec le désir d’y trouver les objets-signes qui prouveront la sainteté de ce curé. Le curé de Lumbres et la maman de l’enfant entrent dans la chambre de l’enfant (devenue chambre funéraire) en quête d’un miracle qui serait ensuite une vraie preuve de la réputation de la sainteté du curé, le saint à miracles. Mais ces personnages y trouvent autre chose que ce qu’ils cherchent. Dans le premier cas, le sentiment de la violation d’un secret sacré, et dans le deuxième cas, l’échec et l’ironie pour le curé de Lumbres, etc. La dernière scène du roman s’achève sur un grand vide. Le geste de Saint-Marin qui ouvre la porte du confessionnal, est décrit comme une violation d’un secret sacré.

‘Là où l’on quête, on ne trouve que le vide.’

C’est ce vide que Mouchette trouve aussi à son retour chez elle après sa rencontre avec l’abbé Donissan. Ce vide l’incite à relire leur rencontre 114 , mais aussi il la pousse au suicide. 115

4) Au point de vue chronologique : il y a peu de marques de temps chronologique. L’acteur Mouchette, seul, nous permet de suivre le déroulement de l’histoire. (d’ailleurs, le prologue est titré ainsi, ‘Histoire de Mouchette’) Cependant ce n’est pas l’histoire d’un personnage, mais le récit d’événements. Mouchette entre en scène dans sa 16ème année. Au mois de juin (ou plus tôt ?) de cette même année (p.19), elle rencontre le marquis de Cadignan. Au mois d’août (p.16), un soir, ses parents découvrent qu’elle est enceinte et, 9 jours après cette découverte, elle assassine Cadignan. Quelque temps après l’assassinat, elle se rend chez le docteur Gallet et, le soir même de sa visite, on l’emmène chez le docteur Duchemin qui pratique l’avortement qu’elle désirait obtenir du docteur Gallet (p.68). Elle sort de là un mois plus tard (p.68). Au mois de novembre, dans la nuit sur le chemin, elle rencontre l’abbé Donissan et, le lendemain matin, elle se suicide chez elle (p.169). Le roman raconte seulement ce qui s’est passé en un matin et durant les quatre nuits pendant lesquelles Mouchette fera les cinq rencontres qui marqueront sa vie, et tous les événements qui se situent dans sa 16ème année : du mois de juin (ou plus tôt ?) au mois de novembre. Donc son histoire est bien événementielle.

5) Au point de vue du temps événementiel : D’autres marques temporelles montrent aussi que la manière de rapporter l’histoire est événementielle. L’âge de deux personnages est précisé au moment de leur rencontre avec le curé de Lumbres : Antoine Saint-Marin a 70 ans 116 , l’abbé Sabiroux est dans la cinquantaine 117 . La nomination de l’ancien vicaire de Campagne dans une petite paroisse, au hameau de Lumbres, est précisé par rapport au scandale qu’il a provoqué à Campagne. Cinq ans après ce scandale, après un séjour à la Trappe de Tortefontaine où il est envoyé par l’évêque, il est nommé dans cette paroisse 118 .

Quant à la rencontre de Mouchette et Donissan qui se trouve au centre du roman, l’heure de leur déplacement avant et après leur rencontre est assez bien précisée.

Voyons le déplacement de Mouchette avant la rencontre : elle quitte la veille ses cousins de Remangey vers sept heures du soir 119 et, après avoir dîné chez son amie, elle aurait pu regagner Campagne avant dix heures du soir mais, traversant la grand-route d’Etaples, elle fait un détour pour longer le parc de Cadignan. C’est là qu’elle rencontre l’abbé Donissan. Après cette rencontre, elle rentre chez elle, et il n’est donné au lecteur que la durée de sa réflexion dans sa chambre, environ deux heures 120 . L’abbé Donissan, après avoir dit la messe, arrive chez l’abbé Menou-Segrais. Celui-ci, de sa chambre, le voit venir sur la route vers dix heures et demie 121 , ... Ces précisions nous permettent de situer deux personnages dans l’espace l’un par rapport à l’autre, avant et après leur rencontre, par exemple, au moment où l’abbé Donissan s’égare sur la grand-route d’Etaples, Mouchette peut y passer. La précision de ‘dix heures et demie du matin’ n’est pas innocente, et peut avoir une signification. Par exemple, on peut supposer qu’au moment du suicide de Mouchette, l’abbé Donissan dit sa messe, etc.

Dans le cas du curé de Lumbres, l’intervalle de temps de son retour dans sa sacristie après son miracle raté jusqu’à sa mort est bien précisé. Durant ces heures, à chaque moment, arrive un témoin : à midi, c’est un homme qui vient sonner l’angélus ; à dix-sept heures, c’est un élève du catéchisme qui se présente 122 et encore à dix-sept heures, c’est l’heure des confessions et l’abbé apparaît dans l’église plus tard que d’habitude 123 . Les horaires de la fermeture et de l’ouverture de l’église sont bien précises : A 18 heures, on ferme l’église 124 et elle s’ouvre à nouveau à 21 heures. Lorsque l’abbé Sabiroux arrive à l’église au moment de la fermeture (18 heures), il est informé par les présents que les confessions sont terminées depuis 40 minutes 125 , donc le curé de Lumbres a expiré dans le confessionnal vers 17h 20. Ensuite Antoine Saint-Marin entre dans l’église 20 minutes plus tôt que l’heure habituelle de la ré-ouverture donc vers 21h 126 , il ouvre la porte du confessionnal bien après le départ de la dernière automobile de Vaucours 127 .

Bien que l’on précise et multiplie les heures exactes, le moment précis de la mort du saint échappe à tous 128 , tandis qu’au moment où expire une pécheresse (Mouchette), sa dernière parole est recueillie par un prêtre, et connue de tout le monde 129 .

6) Quelques critères pour le découpage : Ces cinq remarques nous donnent quelques critères pour le découpage de chaque partie. Premièrement, nous pouvons mettre à part les premières dix lignes dans le chapitre ‘I’ du prologue. Deuxièmement, le roman décrit des événements et nous pouvons tracer les grandes lignes des changements de temps, chaque partie se décomposant successivement en 3 jours, en 2 jours, en 1 jour. Troisièmement, nous pouvons observer les changements d’espaces avec les acteurs qui les franchissent. Dans le prologue, l’espace que franchit l’acteur a son propriètaire, donc cet espace est plein et occupé, il n’y a pas de place pour le personnage qui le franchit. Dans la première partie, l’espace est un lieu propice à la rencontre. Quant à la deuxième partie, l’espace que les personnages franchissent est vide et dans cet espace vide donc tout est disposé pour les visiteurs. On peut alors catégoriser ces trois parties selon leur dispositif spatial et actoriel en les nommant provisoirement ainsi : le prologue ‘espace plein’, la première partie ‘espace de rencontre’, la deuxième partie ‘espace vide’.

7) Structurellement, SSS a un caractère métaphorique. Par ce caractère spécifique inhabituel pour un roman, les scènes de SSS , comme dans un poème, peuvent être superposées : par exemple, le parcours de l’abbé Donissan sur la route d’Etaples se superpose à celui de Mouchette ; ou encore le parcours du saint de Lumbres se superpose à celui de Saint-Marin. Cela semble conforme à la proposition de R. Jakobson 130 . Habituellement, il cite le jeu de la métaphore pour caractériser le poème, alors qu’il utilise le jeu des métonymies pour le roman.

Notes
114.

p.162 et p.164

115.

p.169

116.

p.282

117.

p.203

118.

p.189

119.

p.151

120.

p.166

121.

p.171

122.

p.244

123.

p.245

124.

p.250

125.

p.249

126.

p.269

127.

p.274

128.

p.282

129.

p.188

130.

R. Jakobson,Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963, p.62-63.