2.1 Le parcours de Mouchette
Dans le parcours de Mouchette, il y a deux rencontres-événements
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: la rencontre avec Cadignan, et la rencontre avec Donissan, qui s’enchaînent ensuite avec les autres rencontres. La première rencontre avec Cadignan est une rencontre rêvée. Bien qu’elle soit imprévue, sa description est focalisée tout entière sur Mouchette. A la suite de cette rencontre rêvée, elle tue Cadignan, puis devient folle et subit un avortement. La deuxième rencontre est aussi une rencontre inattendue, mais, cette fois, sa description est partagée entre les points de vue des deux personnages, bien que celui de Donissan occupe une position dominante. A la suite de cette rencontre, elle se suicide et, au moment de sa mort, se trouve au pied de l’église.
Le parcours entier de Mouchette est orienté vers sa quête de liberté où elle s’imagine trouver le bonheur. Ces deux rencontres-événements déclenchent chacune les deux programmes de Mouchette : La rencontre avec Cadignan le programme imaginé, celle avec l’abbé Donissan la recherche de la vérité. Nous pouvons construire deux schémas narratifs à partir de ces deux éléments discursifs.
- i) Les programmes : la liberté, l’objet de la quête ou don à recevoir
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Programme imaginé |
Programme réel |
Manipulation |
La rencontre avec Cadignan |
La rencontre avec l’abbé Donissan |
compétence |
Savoir faire l’amour |
Communication (écoute) |
Performance |
Etre libre (L’assassinat, l’avortement) |
Reconnaître sa vérité |
sanction |
Bonheur Echec (état de folie) |
Etre libre Echec ? (suicide/au pied de l’église) |
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Le programme imaginé
: Elle imagine, après sa rencontre avec le marquis, une vie heureuse. Pour ce bonheur, elle a un savoir (faire l’amour). Avec cette compétence, elle se lance dans son aventure. Pourtant, au lieu d’être libre, elle tue ce marquis et ensuite subit un avortement. Résulte de cela la folie au lieu du bonheur.
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Le programme réel
: La rencontre avec l’abbé Donissan lui révèle qu’elle n’est pas responsable du meurtre. Cette révélation libère Mouchette
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. Le retour chez elle, elle prend le temps de réfléchir à sa rencontre avec Donissan et, reconnaît la vérité : elle n’était pas folle, ce n’était qu’une apparence. Elle est libérée de sa folie. Pourtant à la fin de sa réflexion, elle dit : « C’est fini... c’est fini !... »
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, puis se suicide. Le lecteur apprend par la « lettre de l’évêque » qu’elle est morte à l’église. Cette mort tragique est le résultat d’une rencontre inattendue de structure (relation) ternaire. Selon la structure-modèle de la rencontre (voir II.4.4), la relation ternaire est une condition de la rencontre réussie. Pour comprendre ce résultat tragique, nous sommes invitée à regarder de plus près l’objet en transformation dans le parcours de Mouchette.
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ii) Remarque sur l’objet en transformation
: Mouchette constate d’abord les anti-valeurs de la maison Malorthy qui font naître chez elle un désir d’être libre. La rencontre sur le chemin de Desvres avec le marquis oriente son désir jusqu’alors sans but. Avoir l’enfant du marquis et suivre ses consignes (garder le secret jusqu’au moment favorable) seront une compétence pour son programme. Dans ce cas, l’enfant est l’objet compétent pour que Mouchette obtienne d’être la femme du marquis, et d’être heureuse. La découverte de son état et la pression de son père pour la faire avouer la poussent encore plus fortement vers son but. Elle crie ‘libre’ en quittant la maison
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et, par ce cri, elle accomplit déjà son programme de liberté. Pourtant le marquis donne une sanction négative à son programme. A ce moment, Mouchette découvre que l’enfant qu’elle a conçu n’est plus l’objet compétent pour son programme, et elle rejette l’enfant, ainsi que le marquis qui devient l’anti-sujet de son programme, elle lutte contre lui et le tue. Désormais, Mouchette n’a pas besoin de l’enfant du marquis qui devient un objet sans valeur. Laissant en suspens son programme initial, elle veut se libérer de l’enfant du marquis dans le plus grand secret. Elle recourt au docteur Gallet, mais l’avortement sera fait par un autre docteur en secret. Dans cet état, toujours liée à son programme initial, elle rencontre l’abbé Donissan sur le sentier qui mène vers le château de Cadignan. C’est seulement dans « la lettre de l’évêque »
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que nous connaissons la réalisation de son désir (mais de toute autre manière qu’elle ne l’a imaginée) : enfin elle quitte la maison des Marlorthy et meurt au pied de l’église, grâce à l’abbé Donissan qui la transporte. Dans le parcours de Mouchette, sa quête est orientée vers la liberté comme objet-valeur. A la fin de son parcours, l’abbé Donissan la libère de tous les objets qui l’enferment. Elle interprète pourtant cela comme une perte et se suicide. Mais c’est là qu’elle trouvera sa liberté dans le vrai. Le parcours de Mouchette montre que le bonheur désiré ne se trouve pas dans l’acquisition de l’objet liberté mais qu’il est un don à recevoir.
Notes
150.
p.165 « Un mot dit en passant sur le crime déjà si ancien, presque oublié, un mot fait plutôt pour la rassurer : ‘Vous n’êtes pas devant Dieu coupable de ce meurtre...’ (elle a beau répéter ces mêmes mots, elle ne retrouve pas la rage humiliée qui alors lui travaillait si puissamment le coeur) » et aussi voir p.155-6