1.2 ‘Sens’ et ‘forme’ chez Roland Barthes

Barthes, dans『Mythologies』, définit ainsi la sémiologie : « La sémiologie est une science des formes, puisqu’elle étudie des significations indépendamment de leur contenu. » 181 . De plus, il propose un schéma pour décrire le mythe dans le système sémiologique 182 :

« schéma 2 »
« schéma 2 »

Il y a bien deux systèmes sémiologiques dans le mythe : le système de la langue et le système du mythe. Barthes propose une nouvelle terminologie pour ce schéma. Le schéma réctifié intègre la nouvelle terminologie :

« schéma 2’ »

Poursuivons l’explication de Barthes. Il remarque l’ambiguïté du ‘signifiant’ du mythe (I.SIGNIFIANT) : « il est à la fois sens et forme, plein d’un côté, vide de l’autre. » 183 Ce signifiant est équivalent dans le schéma de G.Genette (schéma 1’), à la ‘voile’ (Signifiant I). Donc la voile a un sens plein en tant que signe linguistique, mais en devenant figure (synecdoque), elle est une ‘forme’ vide (du sens) pour signaler autre chose : navire 184 .Dans『Mythologies』, Barthes illustre ce schéma par deux exemples. L’un est une phrase : ‘quia ego nominor leo’, que lit un élève de cinquième dans un lycée français (je). L’autre est une image : ‘un jeune nègre vêtu d’un uniforme français, fait le salut militaire, les yeux levés, fixés sans doute sur un pli du drapeau tricolore’, dans un numéro de Paris-Match vu par quelqu’un (je) chez le coiffeur. Il faut remarquer d’abord que ces deux exemples ne sont pas innocents. Ils sont proposés du point de vue du lecteur ‘Je’ dont l’appartenance sociale est déterminée. Le 1er lecteur est le ‘Je’, d’un élève de cinquième dans un lycée français qui trouve cette phrase dans sa grammaire latine. Le 2ème lecteur est aussi un (ou une) français(e) ‘je’ qui entre chez le coiffeur et là quelqu’un lui a tendu une revue. Ainsi à partir d’‘ici et de maintenant’, le lecteur (Je) lit cette phrase ou voit cette image. Suite à ces remarques préalables, poursuivons la lecture dans『Mythologies』:

‘« Comme sens, le signifiant postule déjà une lecture, je le saisis des yeux, il a une réalité sensorielle, il a une richesse : la domination du lion, le salut du nègre sont des ensembles plausibles, ils disposent d’une rationnalité suffisante ; comme total de signes linguistiques, le sens du mythe a une valeur propre, il fait partie d’une histoire, celle du lion ou celle du nègre, dans le sens, une signification est déjà construite, qui pourrait fort bien se suffire à elle-même, si le mythe ne la saisissait et n’en faisait tout à coup une forme vide, parasite. Le sens est déjà complet, il postule un savoir, un passé, une mémoire, un ordre comparatif de faits, d’idées, de décisions. En devenant forme, le sens éloigne sa contingence ; il se vide, il s’appauvrit, l’histoire s’évapore, il ne reste plus que la lettre. Il y a ici une permutation paradoxale des opérations de lecture, une régression anormale du sens à la forme, du signe linguistique au signifiant mythique. » 185

Ensuite, Barthes explique la ‘signification’ : « En sémiologie, le troisième terme n’est rien d’autre que l’association des deux premiers (forme et concept). (...) Je l’ai appelé : signification. On le voit, la signification est le mythe même, tout comme le signe saussurien est le mot. » 186 Dans ce cas, la place que la figure occupe, fonctionnerait comme le mythe. Pour Barthes, la ‘fonction’ du mythe concerne la ‘déformation’ :

‘« Il n’y a aucune latence du concept par rapport à la forme : il n’est nullement besoin d’un inconscient pour expliquer le mythe. Evidemment on a affaire à deux types différents de manifestation : la présence de la forme est littérale, immédiate (...) Le concept au contraire, se donne d’un façon globale, il est une sorte de nébuleuse, la condensation plus ou moins floue d’un savoir. Ses éléments sont noués par des rapports associatifs (...) son mode de présence est mémoriel. Le rapport qui unit le concept du mythe au sens est essentiellement un rapport de déformation. (...) Naturellement, cette déformation n’est possible que parce que la forme du mythe est déjà constituée par un sens linguistique. » 187

L’importance du signifiant du mythe est ici soulignée face à celle du signifiant linguistique. Dans le système linguistique, le signifié ne se déforme pas, puisque sa relation avec le signifiant est arbitraire, il n’y a aucune résistance pour les unir. Tandis que le signifiant du mythe (le système sémiologique du second degré) a deux faces : « une face pleine, qui est le sens (l’histoire du lion, du nègre soldat), et une face vide, qui est la forme (car, moi, je m’appelle lion ; nègre-soldat-français-saluant-le-drapeau-tricolore) » 188 . Ce que le concept du mythe déforme, est « la face pleine, le sens : le lion et le nègre sont privés de leur histoire, changés en gestes. » 189 Si le concept déforme, il n’abolit pas le sens, « il l’aliène » dit Barthes. Néanmoins, il faut remarquer que l’opération de la dénotation et de la connotation dépend ou est confiée à un lecteur. Ce dernier ‘Je’ qui interprète cette opération dans un ‘ici’ et un ‘maintenant’.

Barthes nous laisse ainsi un concept du mythe important pour notre étude concernant l’énonciation :

‘« Le mythe a un caractère impératif, interpellatoire : parti d’un concept historique, surgi directement de la contingence (une classe de latin, l’Empire menacé), c’est moi qu’il vient chercher : il est tourné vers moi, je subis sa force intentionnelle, il me somme de recevoir son ambiguïté expansive. » 190

Cette conception du mythe chez Barthes nous invite, nous sémioticiens, à nous rappeler une formule que Greimas donne de l’énonciation :

‘« Le lieu qu’on peut appeler l’ « ego hic et nunc » est, antérieurement à son articulation, sémiotiquement vide et sémantiquement (en tant que dépôt de sens) plein. » 191

Ce lieu dont parle Greimas, est le lieu d’exercice de la compétence sémiotique, qui est en même temps l’instance de l’instauration du sujet (de l’énonciation).

Si G.Genette désigne la signification comme place de la ‘figure’ dans le schéma barthésien, la fonction de la figure sera la même que celle du mythe : une fonction de déformation. De plus, si le mythe appelle impérativement le sujet ‘moi’, ici et maintenant, nous ne pouvons pas ne pas faire un lien entre le lieu du mythe et celui que Greimas désigne par ‘sémantiquement plein et sémiotiquement vide’. Si notre hypothèse est juste, la ‘figure’ serait le lieu de l’énonciation où est convoqué ‘je, ici, maintenant’.

Notes
181.

R. Barthes, 1957, p.218

182.

R. Barthes, 1957, p.222

183.

R. Barthes, 1957, p.224 ; R.Barthes l’illustre quelques pages avant par un exemple d’un bouquet de roses : « Soit un bouquet de roses : je lui fais signifier ma passion. N’y a-t-il donc ici qu’un signifiant et un signifié, les roses et ma passion ? (...) sur le plan de l’analyse, je ne puis confondre les roses comme signifiant et les roses comme signe : le signifiant est vide, le signe est plein, il est un sens. » (Mythologies, p.219-220)

184.

un exemple que donne R.Barthes dans l’introduction de Le degré zéro de l’écriture : « Hébert ne commençait jamais un numéro du『Père Duchêne』sans y mettre quelques ‘foutre’ et quelques ‘bougre’. Ces grossièretés ne signifiaient rien, mais elle signalaient. Quoi ? Toute une situation révolutionnaire. Voilà donc l’exemple d’une écriture dont la fonction n’est plus seulement de communiquer ou d’exprimer, mais d’imposer un au-delà du langage qui a à la fois l’Histoire et le parti qu’on y prend. »

185.

R. Barthes, 1957, p.224

186.

R. Barthes, 1957, p.228

187.

R. Barthes, 1957, p.229-230

188.

R. Barthes, 1957, p.230

189.

R. Barthes, 1957, p.230

190.

R. Barthes, 1957, p.232

191.

A.J. Greimas, Dictionnaire raisonné ..., p.127