B. Le statut de la figure : du paradoxe de la rhétorique à la forme rhétorique

  • a) « Paradoxe de la rhétorique : usage et écart ? »

G.Genette souligne que le statut de la figure n’a pas toujours été clair dans l’esprit de la tradition en rhétorique. Depuis l’Antiquité, les rhétoriciens définissent les figures comme des « manières de parler éloignées de celles qui sont naturelles et ordinaires, simples et communes », mais en même temps disent-ils, l’usage des figures est très répandu et ordinaire 214 . Cela signifie que la figure est une déviation de l’usage, mais elle est employée couramment dans la vie ordinaire. C’est dans ce sens que G.Genette parle du paradoxe de la rhétorique dont la figure est « un écart par rapport à l’usage, lequel écart est pourtant dans l’usage. » 215

Pour éclairer ce paradoxe, il commence par rappeler la définition de Dumarsais, puis remarque que bien que celui-ci ait eu beaucoup de difficultés à l’élaborer, son hésitation fut encore plus grande lorsqu’il eut achevé cette définition. En voici un extrait que G.Genette cite dans son premier volume :

‘« (Les figures) ont d’abord cette priorité générale qui convient à toutes les phrases et à tous les assemblages de mots, et qui consiste à signifier quelque chose en vertu de la construction grammaticale ; mais de plus les expressions figurées ont encore une modification particulière qui leur est propre, et c’est en vertu de cette modification particulière que l’on fait une espèce à part de chaque sorte de figure. » Ou encore « Les figures sont des manières de parler distinctement des autres par une modification particulière qui fait qu’on les réduit chacune à une espèce à part, et qui les rend, ou plus vives, ou plus nobles, ou plus agréables que les manières de parler qui expriment le même fond de pensée sans avoir de modification particulière. » 216

Ensuite G.Genette commente ainsi :

‘« Autrement dit : l’effet des figures (vivacité, noblesse, agrément) est aisé à qualifier, mais leur être ne peut se désigner que par ceci, que chaque figure est une figure à part, et que les figures en général se distinguent des expressions non-figurées par le fait qu’elles ont une modification particulière, qu’on appelle figure. » 217

La définition de Dumarsais met donc l’être de la figure dans le fait d’avoir une figure, c’est-à-dire que chaque figure a une forme. Selon lui, l’expression simple et commune n’a pas de forme, alors que la figure en a une. Ainsi la figure peut être considérée ‘comme écart entre le signe et le sens, comme espace intérieur du langage.’ Pourtant il faut remarquer que toute phrase, même la plus simple et la plus commune possède une forme.

  • b) « forme rhétorique ? »

On peut en effet observer deux formes dans le langage : la forme grammaticale, et la forme rhétorique (manières de parler). La forme grammaticale peut être étudiée dans la morphologie et la syntaxe, et elle n’est pas objet de rhétorique. Le mot tout seul n’a pas de forme dans la rhétorique, mais lié à un autre mot, il prend forme. Une forme rhétorique - une figure - est là pour désigner autre chose . 218 « Ainsi l’existence et le caractère de la figure sont absolument déterminés par l’existence et le caractère des signes virtuels. » 219 Dans ce sens, on peut comprendre le mot de Pascal qui dit : « la Figure porte absence et présence. » En d’autres termes, la forme rhétorique est « une surface, celle que délimitent les deux lignes du signifiant présent et du signifiant absent. » Ainsi G.Genette ré-interprète la définition de Dumarsais : « seule l’expression figurée est pourvue d’une forme, parce que seule elle renferme un espace. » 220

Réinterprétant ainsi, G.Genette revient à la définition initiale (« manières de parler éloignées de celles qui sont naturelles et ordinaires, simples et communes »). Il insiste pour mettre en évidence que l’ambiguïté de la définition de la figure vient du fait que l’on considère la figure comme déviation par rapport à l’usage. Selon lui, cette considération est fondée sur une confusion entre l’usage et la littéralité.

  • c) « l’usage et la littéralité »

G.Genette voit une double erreur dans l’expression : ‘façons de parler simples et communes’, qui a provoqué une confusion entre l’usage et la littéralité. La figure peut être commune, mais ne peut être simple, puisqu’elle porte à la fois présence et absence. Elle peut entrer dans l’usage sans perdre son caractère figuré. La figure disparaît lorsque le signifiant présent est littéralisé, ou que le signifiant absent reste introuvable. Du point de vue de la poésie moderne, les traités de rhétorique effacent la figure en la traduisant en langage littéral :

‘« Les traités de rhétorique sont des collections d’exemples de figures suivis de leur traduction en langage littéral: ‘l’auteur veut dire… l’auteur aurait pu dire…’ Toute figure est traduisible, et porte sa traduction, visible en transparence, comme un filigrane, ou un palimpseste, sous son texte apparent. La rhétorique est liée à cette duplicité du langage. » 221

G.Genette insiste, ‘si la figure doit être traduisible, elle ne peut être traduite sans perdre sa qualité de figure’, ou encore ‘la poésie dépend des significations, non des sens.’

Notes
214.

selon la formule classique, on dit qu’il se fait plus de figures un jour de marché à la Halle qu’il ne s’en fait en plusieurs jours d’assemblées académiques.

215.

G. Genette, 1966, p.209

216.

G. Genette, 1966, p.209

217.

G. Genette, 1966, p.209

218.

par exemple, si ‘voile’ est là pour désigner un navire, c’est une synectoque, ou si ‘je ne te hais point’ est là pour signifier l’amour, c’est une litote.

219.

G. Genette, 1966, p.210. L’exemple que Bally donne dans son livre, Le langage et la vie, illustre ce propos : « L’expressivité trouble la linéarité du langage en faisant percevoir à la fois la présence d’un signifiant (voile) et l’absence d’un autre signifiant (navire). »

220.

G. Genette, 1966, p.210

221.

G. Genette, 1966, p.211