D. La Figure et son sujet

Le principe de traduisibilité appelle forcément un sujet qui interprète. Mais ici se pose une question : avec le sujet sont soulevés les problèmes du sentiment et de la passion. Comment gérer cela ? C’est encore Fontanier qui évoque le problème du sentiment par rapport à la commination 229 . Pour lui, la menace, l’injure, le reproche sont des contenus (sens), et non des modes d’expression (mots). Puisque la rhétorique traduit le mot, non le sens, la commination n’est pas pour lui une figure d’après le principe de traduisibilité. Pourtant le problème n’est pas si simple, car une figure de pensée (son contenu, son sens) peut être considérée comme figure « si elle est feinte ou affectée (fausse concession, fausse naïveté, fausse interrogation, etc.) » Mais comment discerner, par exemple, la nuance subtile entre la dubitation (d’Hermione) et la délibération (de Didon) ? Partant de là, G.Genette arrive à une certaine conclusion :

‘« La figure n’est donc rien d’autre qu’un sentiment de la figure, et son existence dépend totalement de la conscience que le lecteur prend, ou ne prend pas, de l’ambiguïté du discours qu’on lui propose. » 230

De plus, Sartre dit que le sens n’est pas contenu dans les mots, au contraire c’est le sens « qui permet de comprendre la signification de chacun d’eux (les mots). » 231 Ainsi, G.Genette introduit le cercle hérméneutique dans la rhétorique :

‘« Ce cercle hérméneutique existe aussi en rhétorique : la valeur d’une figure n’est pas donnée dans les mots qui la composent, puisqu’elle dépend d’un écart entre ces mots et ceux que le lecteur, mentalement, perçoit au-delà d’eux, ‘dans un perpétuel dépassement de la chose écrite.’ » 232

Selon G.Genette, ce statut essentiellement subjectif de la figure ne peut satisfaire « l’exigence de certitude et d’universalité qui habite l’esprit classique », et explique par là le besoin de fixer les esprits en établissant un consensus général autour d’un code de rhétorique, celui-ci consiste « d’abord en une liste, sans cesse remaniée mais toujours tenue pour exhaustive des figures admises, ensuite en une classification de ces figures selon leur forme et selon leur valeur, elle aussi sujette à d’incessantes modifications, mais qu’on s’efforcera toujours davantage d’organiser en un système cohérent et fonctionnel. »

  • i) Deux ordres de classement des figures :

Pendant toute l’époque classique, d’Aristote à La Harpe, le classement le plus apparent porte sur les formes affectées : « figures de mots pris dans leur signification, ou tropes, figures portant sur l’ordre et le nombre des mots dans la phrase, ou figures de construction, figures portant sur ‘le choix et l’assortiment des mots’ (Fontanier) ou figures d’élocution, figures portant sur toute une phrase ou figures de style, figures portant sur tout un énoncé ou figures de pensée. » 233 Après avoir énuméré les différents groupes de figures, G.Genette présente deux types de classement des figures : le classement par ordre logique, et le classement par ordre sémiologique.

Le classement par ordre logique, celui de Fontanier, divise « les figures d’élocution en figures par extension, comme l’épithète, par déduction, comme la synonymie, par liaison, comme l’abruption, qui est une liaison-zéro, par consonance, comme l’allitération. » Il divise encore « les métonymies, ou tropes par correspondance en métonymies de la cause (Bacchus pour le vin), de l’instrument (une bonne plume pour un bon écrivain), de l’effet (la vengeance à la main), du contenant (le Ciel pour Dieu) du lieu d’origine (le Portique pour la philosophie stoïcienne), du signe (le Trône pour la monarchie) ... » 234

Quant au classement par ordre sémiologique, « il consiste à distinguer les figures les unes des autres en fixant à chacune d’elles une valeur psychologique précise, selon le caractère du détour imposé à l’expression. » Pour ce classement, le sentiment et la passion du sujet sont plus concernés. Afin de les classer, G.Genette emprunte (par anticipation) le vocabulaire de la stylistique moderne, mais il s’agit encore de la rhétorique classique : « Cette valeur (valeur psychologique) est donnée soit comme impressive (telle figure est destinée à provoquer tel sentiment), soit comme expressive (telle figure est dictée par tel sentiment), soit, de préférence, les deux à la fois, puisqu’on aime à postuler l’accord entre l’état d’esprit de l’auteur, ou du personnage, et celui du lecteur. » Par là, G.Genette introduit le problème de la passion dans les figures.

  • ii) Figure et passion :

Selon G.Genette, Lamy est l’un des rhétoriciens français qui a le plus élaboré l’interprétation psychologique (affective) des figures, et a cherché dans chacune d’elles la marque d’une passion particulière. G.Genette rapporte dans son livre l’affirmation de Lamy sur la caractéristique affective des figures :

‘« Puisque nous ne parlons presque jamais que pour communiquer nos affections aussi bien que nos idées, il est évident que pour rendre notre discours efficace il faut le figurer, c’est-à-dire qu’il faut lui donner les caractères de nos affections. » (Lamy)’

Ensuite G.Genette le commente : « Il s’agit donc d’une sémiologie inconsciente ou masquée, puisqu’elle traduit les significations en termes de déterminisme, présentant les sens comme des causes et/ou comme des effets. » Voici la classification de Lamy :

‘« Ellipse : une passion violente parle plus vite que les mots ne peuvent la suivre. Répétition : l’homme passionné aime à se répéter, comme l’homme en colère à porter plusieurs coups. Hypotypose : présence obsédante de l’objet aimé. Epanorthose : l’homme passionné corrige sans cesse son discours pour en augmenter la force. Hyperbate (inversion) : l’émotion bouleverse l’ordre des choses, dont l’ordre des mots. Distribution : on dénombre les parties de l’objet de sa passion. Apostrophe : l’homme ému se tourne de tous côtés, cherchant partout du secours, etc. » 235

Ensuite G.Genette remarque que « d’autres auteurs accordent moins à l’affectivité, davantage au goût, à l’esprit, à l’imagination. » Il donne comme exemple : Hugh Blair, qui est attaché à l’origine naturelle des figures, propose une division en figures d’imagination et figures de passion. G.Genette fournit aussi l’exemple de Dumarsais pour qui le principe de tous les sens figurés dans le goût porte l’imagination vers les détails.

Après avoir parcouru ainsi la rhétorique classique dans sa globalité, G.Genette finit par s’interroger sur la nature même de la figure : « pourquoi la figure signifie davantage que l’expression littéraire ? D’où lui vient son surplus de sens, et qu’elle puisse désigner non seulement un objet, un fait, une pensée, mais aussi leur valeur affective ou leur dignité littéraire ? » 236 C’est ainsi qu’il introduit la notion de rhétorique ‘connotation’ de Roland Barthes.

  • iii) Figure et connotation :

« Pourquoi la figure signifie-t-elle davantage que l’expression littérale ? », cette question du sens ramène G.Genette à la notion de la connotation dont Barthes parle dans sa sémiologie. Sa suggestion nous invite à voir de plus près ce que la théorie de Barthes propose dans son livre 『Mythologies』.

G.Genette après avoir bien conceptualisé les notions de dénotation et de connotation, affirme que la motivation différente dans chaque type de figure (par un détail dans la synecdoque, par une ressemblance dans la métaphore, par une atténuation dans la litote, par une exagération dans l’hyperbole, etc.) est « l’âme même de la figure ». La présence de cette motivation est « une signification seconde imposée par l’emploi de cette figure. En disant voile pour navire, je dénote le navire, mais en même temps je connote la motivation par le détail. Le détour sensible se trouve ainsi imprimé à la signification, et donc par une certaine modalité de vision ou d’intention. Cette modalité sensible est pour la rhétorique le propre de l’expression poétique » 237 . Ainsi la notion de connotation devient plus importante :

‘« lorsqu’une figure poétique a passé dans l’usage littéraire au point d’avoir perdu tout pouvoir d’évocation concrète 238 , sa valeur connotative ne s’évanouit pas pour autant, car elle garde pour tâche, par sa seule présence et par une vertu devenue toute conventionnelle, de signifier la Poésie. C’est ici qu’intervient le code de la rhétorique. » 239

La description du figural chez J.Geninasca ne rejoindrait-il pas ici ce que G.Genette est en train d’introduire. Ainsi G.Genette, qui a commencé par présenter la figure de la rhétorique classique par une négation de ce que ‘l’auteur veut dire...’, finit par introduire avec la notion de connotation, la place du sujet lecteur dans la notion de figure 240 .

En effet, la rhétorique classique, développant les seules figures (tropes), laisse tomber les deux dimensions que la rhétorique ancienne a posées au départ : imago, topos. G.Genette, observant tous les parcours de la rhétorique classique et rejoignant la théorie barthésienne, développe le seul aspect énonciatif d’une figure. Ainsi aux yeux d’un sémioticien, cette théorie de la figure rhétorique (selon G.Genette) rejoint le figural de J.Geninasca, selon qui, le ‘figural’ est un détour sensible dans l’articulation de la figure et du vide de sens. Ce qui reste c’est la présence de l’acte de langage, un mise en place du sujet de l’énonciation. Nous y reviendrons à II.3 du présent travail.

Pourtant G.Genette finit cette étude en disant que « la rhétorique des figures a pour ambition d’établir un code des connotations littéraires, ou de ce que R.Barthes a appelé les ‘Signes de la Littérature’. » Ce qui importe à la rhétorique des figures, selon G.Genette, n’est pas l’originalité ou la nouveauté des figures (ce serait du côté de la ‘parole’), mais « c’est la clarté et l’universalité des signes poétiques, c’est de retrouver au second niveau du système (la littérature) la transparence et la rigueur qui caractérisent déjà le premier (ce serait du côté de la langue). » L’idéal de la rhétorique serait donc « d’organiser le langage littéraire comme une deuxième langue à l’intérieur de la première, où l’évidence des signes s’imposerait avec autant d’éclat que dans le système dialectal de la poésie grecque, où l’emploi du dorien signifiait absolument lyrisme, celui de l’attique, drame, et celui de l’ionienéolien, épopée » 241 . G.Genette conclut son étude ainsi : « Ce qu’on peut retenir de la vieille rhétorique, ce n’est donc pas son contenu, c’est son exemple, sa forme, son idée paradoxale de la Littérature comme un ordre fondé sur l’ambiguïté des signes, sur l’espace exigu, mais vertigineux, qui s’ouvre entre deux mots de même sens, deux sens du même mot : deux langages du même langage. » Est-ce que G.Genette parle encore par là de la constuction de la langue codée comme il en a parlé tout à l’heure ? Ou bien ne serait-il pas plutôt qu’il suggère par là au sujet lecteur d’entrer dans cet espace vertigineux que la figure porte en elle ?

Notes
229.

considérée par certains rhétoriciens comme une des figures de pensée, la commination est le fait de proférer des menaces.

230.

G. Genette, 1966, p.216

231.

J.P. Sartre, Situations II, p.94

232.

G. Genette, 1966, p.216

233.

G. Genette, 1966, p.216-217

234.

G. Genette, 1966, p.217

235.

G. Genette, 1966, p.218

236.

G. Genette, 1966, p.218-219

237.

G. Genette, 1966, p.219

238.

voile pour navire, fer pour épée, flamme pour amour, etc…

239.

G. Genette, 1966, p.219-220

240.

voir J.Geninasca, La parole littéraire, p.69-106 : ch.4 (« Syntagmes sériels, Cohérence discursive et rythme ») et ch.5 (« Du texte au discours littéraire et à son sujet »)

241.

G. Genette, 1966, p.220