Chapitre 2. La théorie sémiotique

1. La Figure et son sujet (figurativité et énonciation)

La sémiotique de Greimas vers 1966 242 a bien commencé par une définition de la ‘figure’, cependant cela a abouti à l’objet narratif selon lequel se définit le sujet narratif. Dans les années 1983 à 1987 243 , Greimas propose de nouvelles orientations pour la recherche sémiotique sur la figurativité. Voici la remarque de D.Bertrand :

‘« Deux dates peuvent marquer l’histoire des recherches sémiotiques sur la figurativité : en 1983, le numéro 26 du Bulletin du Groupe de recherches sémio-linguistiques lui était entièrement consacré. Là culminait ce qu’on pourrait appeler la définition structurale du concept. (...) En 1987, paraissait De l’imperfection de Greimas. (...) Les voies figuratives du sens étaient désormais rattachées à l’événement de la saisie perceptive et à son évoluation esthétique. » 244

En effet en 1983, dans le Bulletin de Actes Sémiotiques, Greimas fait le point sur l’évolution de la théorie de la figurativité. Il donne premièrement des précisions théoriques sur trois points : sur le parcours génératif, sur l’hypothético-déductif, sur le discursif. Deuxièmement, il définit le statut du ‘référent’ : le référent externe (monde naturel), le référent interne (discours référentiel qui permet de parler de figures iconiques et de l’iconisation du figuratif), et le figuratif référentiel (d’où vient la problématique des différentes positions du carré de la véridiction, et du débrayage/embrayage). Troisièmement, il établit la typologie des isotopies figuratives (isotopies sémiotiques 245 , isotopies méta-sémiotiques). Enfin, il finit par l’organisation de l’espace figuratif à laquelle plusieurs nouvelles appellations naissent à cet époque pour le désigner : ‘champ sémantique’ (Maurand), ‘domaine d’expérience’ (Rastier), ‘univers’ (Courtés), ou ‘modèle discursif’ (L.Panier). Ici, on voit apparaître l’étude de L.Panier 246 dont Greimas la situe sur le plan de l’espace figuratif.

Entretemps, Greimas revient à la question de la ‘figure’ dans le cadre de la sémiotique visuelle en 1984 :

‘« La grille de lecture, de nature sémantique, sollicite (...) le signifiant planaire et, prenant en charge des paquets de traits visuels, de densité variable, qu’elle constitue en formants figuratifs, les dote de signifiés, en transformant ainsi les figures visuelles en signes-objets. L’examen plus attentif de l’acte de sémiosis montrerait bien que l’opération principale qui le constitue est la sélection d’un certain nombre de traits visuels et leur globalisation, la saisie simultanée qui transforme le paquet de traits hétérogènes en un formant, c’est-à-dire en une unité du signifiant, reconnaissable, lorsqu’elle est encadrée dans la grille du signifié, comme la représentation partielle d’un objet du monde naturel. » 247

Cette problématique conduira à la sémiotique des passions en 1987 :

‘« La figurativité n’est pas une simple ornementation des choses, elle est cet écran du paraître dont la vertu consiste à entrouvrir, à laisser entrevoir, grâce ou à cause de son imperfection, comme une possibilité d’outre-sens. Les humeurs du sujet retrouvent alors l’immanence du sensible. » 248

Fontanille à la suite de Greimas, oriente la théorie de l’énonciation du côté de la perception, de l’émotion. Ce sont la modulation des états d’âme : la condition d’existence et d’apparition des valeurs, située plus profond que le « carré sémiotique » dans le parcours génératif. Fontanille la présente dans un schéma de tension 249 .

La question du figuratif ouvre (pose) le problème de l’énonciation qui permet d’aller plus loin celui du narrateur.Denis Bertrand 250 propose une synthèse à partir de la notion de narrateur chez divers auteurs : « focalisation » (G.Genette), « perspective » (Greimas, Courtés), « centre d’orientation » (Lintvelt), « observateur » (Fontanille) du côté de la narratologie, et « modalisation » de l’énonciation, « transformation active/passive » ou « deixis » du côté de la linguistique. Ensuite, il les reclasse selon les trois genres du discours : narratif, descriptif, argumentatif.

Dans le discours narratif, il classe ‘focalisation’ et ‘perspective’. La « focalisation » concerne le mode de présence du narrateur : focalisation zéro (narrateur omniscient), focalisation interne (le narrateur s’efface derrière ses personnages, il n’en sait pas plus qu’eux), focalisation externe (le narrateur s’installe à l’extérieur du récit). La « perspective » narrative intègre le point de vue du narrateur dans la structuration du récit. Le choix de perspective détermine l’ordre des valeurs mises en scène dans le texte. Elle implique le double jeu de la sélection d’un parcours narratif et de l’occultation simultanée des autres parcours possibles. Le narrateur du conte dispose traditionnellement la narration dans la perspective du héros, porteur des valeurs de la communauté, et occulte celle de l’anti-sujet qui n’apparaît qu’au moment de l’épreuve et de la sanction.

Dans le discours descriptif, le point de vue est régi par l’ « observateur » et son mode de présence énonciative. Mais aussi il se situe suivant la notion de « réglage modal 251  », dans la relation entre l’objet et le sujet, selon la théorie de Fontanille. Nécessairement perçu de manière partielle et incomplète, l’objet visé détermine le mode de son appréhension : ce qu’il montre, ce qu’il dissimule, ce qu’il donne à comprendre, etc.

Dans le discours argumentatif, le point de vue désigne l’expression d’un avis, d’une opinion, d’une prise de position. Les modes d’énonciation sont affaire de places. L’opinion peut s’exprimer sous l’apparence du discours objectif ou de l’évidence (avec le « il », personne d’univers, ou d’un sujet collectif « on »), ou de la prise en charge d’une subjectivité assumée (avec le « je »). Le point de vue de celui qui soutient une opinion sera également déterminé par la manière dont il installe le discours d’autrui, en vue de réfuter ou de consolider son propre discours. En observant tout cela, Denis Bertrand conclut le point de vue :

‘« Dans tous les cas, il est déterminé par le jeu des places énonciatives, selon les positions graduelles du débrayage et de l’embrayage. Il est déterminé par la relation modale instaurée entre le sujet du discours et son objet, ... Il est déterminé par les stratégies de structuration qui sélectionnent et orientent les parcours, et particulièrement les relations entre le tout et les parties. » 252

Emmanuelle Prak-Derrington 253 nous aidera dans la compréhension des places énonciatives dont il est question :

‘« Voilà déjà longtemps que les théories de la polyphonie et le concept de dialogisme ont montré la non-unicité du sujet parlant et ont transformé le locuteur, être monolithique, en un sujet traversé de voix multiples, ouvert et constitué par le dire de l’Autre. L’étude des formes d’adresse permet d’explorer l’autre versant de la communication verbale, celui du destinataire, qui se révèle tout aussi composite et plurielle que ne l’est le locuteur. Le terme de double adresse, ou d’adresse multiple, familier dans les études théâtrales (exemple canonique : les apartés), est ici étendu de manière systématique à cet autre genre littéraire qu’est le récit. En d’autres termes : quelle est la place faite au lecteur dans les romans (ou nouvelles), textes écrits majoritairement non adressifs? (...)On voit ensuite quels procédés sont mis en place pour mettre en rapport les deux pôles de la production et de la réception. L’adresse au lecteur joue sur ces trois niveaux et il n’est pas rare qu’elle permette justement de mélanger les instances énonciatives et de mettre en question la frontière réalité / fiction. »’
Notes
242.

A.J. Greimas, Sémantique structurale, Librairie Larousse, Paris, 1966, p.45-50

243.

« La figurativité, II », Actes Sémiotiques, Bulletin, VI, 26. Juin 1983 ; A.J. Greimas, De l’imperfection, Périgueux, Fanlac, 1987.

244.

D. Bertrand, 2000, p.147

245.

Greimas désigne les ‘isotopies sémiotiques’ par les ‘isotopies compactes et diffuses’. Dans les isotopies compactes, il y a les isotopies continues, les isotopies alternatives, les isotopies rhétoriques. C’est dans les isotopies continues que Greimas situe les paraboles.

246.

L. Panier, « La ‘vie éternelle’ : une figure (séminaire du 11 mai 1983) » dans « La figurativité, II », Actes Sémiotiques, Bulletin, VI, 26. Juin 1983, p.39-40 ; L. Panier, « La ‘vie éternelle’ : une figure », Actes Sémiotiques, Documents, V.45. E.H.E.S.S. – C.N.R.S. 1983.

247.

A.J. Greimas, « Sémiotique figurative et sémiotique plastique », Actes sémiotiques. Documents, VI, 60, Paris, EHESS-CNRS, 1984, p.10.

248.

A.J. Greimas, 1987, p.78.

249.

Jacques Fontanille, Sémiotique et littérature, Essais de méthode, Paris, PUF, « Formes sémiotique ». 1999 ; J. Fontanille, Sémiotique du Discours, PULIM, Limoges, 1998.

250.

D. Bertrand, 2000. p.71-74

251.

J. Fontanille, 1999, p.41-61.

252.

D. Bertrand, 2000, p.74.

253.

Emmanuelle Prak-Derrington, « Adresse mutiple et récit fictionnel : du lecteur invoqué au lecteur modèle »