2. Rappel historique de la théorie sémiotique

2.1 Un mouvement nouveau dans la critique littéraire : de l’auteur au lecteur

Le début du XXème siècle marque un tournant de la critique littéraire en Europe. Les linguistes ont introduit dans le texte la théorie de l’énonciation 254 (depuis Bénvéniste), et les psychanalystes avec Freud ont introduit le désir dans le langage 255 . Quant à la critique littéraire, une querelle éclate en France à l’occasion de la réalisation de la pièce de théâtre, Sur Racine 256 . Ainsi la « nouvelle critique » nait d’une querelle entre Raymond Picard et Roland Barthes. Au pamphlet de Picard, « Nouvelle critique ou nouvelle imposture ? », R.Barthes répond par « Critique et Vérité » 257 , dans lequel il accuse la « critique universitaire » de rester enfermée dans des méthodes d’inspiration lansonnienne et d’ignorer les enseignements de la critique moderne en refusant de pratiquer une critique « immanente » aux textes. Ces révolutionnaires de la littérature, Roland Barthes en tête, ont pour premier objet d’évacuer l’auteur du texte, considérant le texte comme indépendant de son auteur, et s’enfoncent dans l’étude du texte pour lui-même.

Dans ce contexte, le groupe linguistique ‘Tel quel’, fondé vers 1960, publie les écrits de cette nouvelle critique.『Théorie d’ensemble 』publié en 1968 est un livre monumental pour la nouvelle orientation la critique littéraire. Plus tard, lorsque le philosophe Paul Ricoeur déclare encore la mort de l’auteur à la lecture, en 1986, il nous montre combien il est difficile de détacher un ouvrage de son auteur. C’est un des aspects de la longue réflexion entreprise depuis la révolution de la critique littéraire :

‘« Le rapport lire-écrire n’est pas un cas particulier du rapport parler-répondre. Ce n’est pas un rapport d’interlocution ; (...) l’écrivain ne répond pas au lecteur ; le livre sépare plutôt en deux versants l’acte d’écrire et l’acte de lire qui ne communiquent pas ; le lecteur est absent à l’écriture ; l’écrivain est absent à la lecture. Le texte produit ainsi une double occultation du lecteur et de l’écrivain ; c’est de cette façon qu’il se substitue à la relation de dialogue qui noue immédiatement la voix de l’un à l’ouïe de l’autre. (...) J’aime dire quelquefois que, lire un livre, c’est considérer son auteur comme déjà mort et le livre comme posthume. C’est lorsque l’auteur est mort que le rapport au livre devient complet et en quelque sorte intact ; l’auteur ne peut plus répondre, il reste seulement à lire son oeuvre. » 258

En effet, le monde moderne est profondément marqué par les grands penseurs : Karl Marx (1818-1883), Friedrich Nietzsche (1844-1900), Ferdinand De Saussure (1857-1913), Sigmund Freud (1856-1939). Les critiques littéraires ne sont pas épargnées par le grand mouvement mondial de ces penseurs européens. Nous observons dans la revue Tel quel en 1968, combien était grande l’influence de la nouvelle critique dans les études littéraires. L’année 1968 est marquée aussi par ‘mai 68’ en France, qui a touché profondément le monde intellectuel. Un rapide parcours avec quelques auteurs dans Théorie d’ensemble suffira pour nous offrir un panorama de ce changement :

Roland Barthes, dans son article, considérant le « texte en tant que clos », déplace l’axe de l’analyse littéraire du couple traditionel « auteur-texte » vers le couple « texte-lecteur ». Ce déplacement suffit à introduire dans la littérature la place du « lecteur » que les traditions littéraires avaient oubliée et laissée de côté. Jacques Derrida, de son côté, redéfinit la notion du « sujet », dans son article « Différance ». Pour lui, le « sujet » et la « vérité », ne se définissent pas par un statut défini, mais par un procès ou un mouvement : « Le sujet et la vérité ne peuvent saisir que dans la différance. » 259 Dans l’article « L’écriture fonctionne de transformation sociale », Philippe Sollers, pour sa part, montre l’influence du marxisme dans le domaine littéraire : « De même que, pour le bourgeois, la fin de la propriété de classe équivaut à la fin de toute production, la fin de la culture de classe signifie pour lui la fin de toute culture. La culture dont il déplore la perte n’est pour l’immense majorité qu’un dressage pour en faire des machines. » 260 ou encore « l’épistémologie marxiste introduit dans le cours de l’histoire occidentale du langage une coupure radicale. » 261 Il donne la priorité au « texte » par rapport à l’« écriture » : « Faire apparaître la ‘textualité’ serait donc à la fois nous libérer – recul de lecture- par rapport à l’entassement archéologie de notre culture mais aussi le faire basculer dans une pratique... » 262

C’est ainsi que la théorie sémiotique trouve peu à peu sa place chez les critiques littéraires.

Notes
254.

Un exemple qu’on peut observer dans les écrits dans les annés 60-70 du XXeme siècle ;

J. Dubois, « Enoncé et énonciation », Langages n° 13 mars 1969, p. 100-110 : p.106 « Le concept de tension interprète l’énonciation comme un rapport entre le sujet parlant et l’interlocuteur ; la communication est d’abord désir de communiquer ; et cette volonté est traduite par l’image du désir (L. Irigaray) et de la tension (G. Guillaume). Le texte est médiateur de ce désir. »

255.

Jacque Lacan, La théorie du désir, tradiction en coréen, 권택영, 문예출판사,1993, p.12

256.

R. Barthes, Sur Racine , 1963.

257.

R. Barthes, 1966.

258.

Paul Ricoeur, Du Texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Le Seuil, coll. ‘Esprit’, 1986, II, 1, « Qu’est-ce qu’un texte ? », p.139-141.

259.

Jacques Derrida, « Différance », dans Philippe Sollers (éd.), Théorie d’ensemble, Paris, Du Seuil, 1968, (coll. « Tel quel »), p.65.

260.

Philippe Sollers, « L’écriture fonctionne de transformation sociale », dans Théorie d’ensemble, 1968, p.399-400.

261.

Ph. Sollers, 1968, p.403

262.

Ph. Sollers, 1968, p.405