3. Vers une nouvelle théorie sémiotique discursive

3.1 De la relation du texte-contexte (énoncé) à la théorie de l’énonciation

En 1982, sous le nom d’‘école de Paris’, les sémioticiens en France publient un recueil de Sémiotique. Dans cet ouvrage, on peut lire un article de Jean Delorme et Pierre Geoltrain, « Le discours religieux », où les principales questions du CADIR sont récapitulées. En effet, le problème de l’extraction des mini-récits (assez autonomes pour être analysés séparément) et de leur rapport au contexte, « l’enchâssement de micro-séquences dans un macro-récit » 332 ont ouvert le chemin à une méthodologie nouvelle :

‘« L’élargissement de l’espace d’analyse a permis d’éprouver l’instrumentalisation méthodologique adaptée pour la prise en charge de l’ensemble d’un livre. » 333

Jean Delorme remarque dans cet article quatre points problématiques : la dimension cognitive du récit (savoir, croire), la véridiction (la figure d’un Tiers), l’énonciation (la véridiction du point de vue du lecteur), la transformation des valeurs sémantiques (le discours pluri-isotopes). Ces quatre points résument les problématiques rencontrées dans l’analyse concrète du texte biblique, et en même temps témoignent de l’effort du CADIR dans son évaluation pour orienter la théorie de l’énoncé gréimassien vers une théorie de l’énonciation.

En effet, la nature différente de la structure biblique par rapport à celle des autres textes (par exemple, le conte) ne permet pas le simple ajustement du modèle génératif greimassien. Des problèmes surgissent aussi bien au plan syntaxique qu’au niveau sémantique. En effet, le modèle génératif greimassien est élaboré à partir de textes de structure binaire, alors que les textes bibliques ont une structure ternaire. On ne peut les lire avec les seuls outils du ‘savoir’ ou du ‘savoir-vrai’ (les carrés sémiotiques), où le ‘croire’ et la Vérité ont toute leur place. Greimas situe l’origine de ce problème au début de l’élaboration des textes bibliques :

‘« Le discours évangélique, (...) investit les schémas du carré sémiotique de deux catégories incompatibles non pour dissoudre leur antinomie, mais pour aménager le passage permettant de fonder une nouvelle deixis axiologique... Faire entendre un discours autre, établir une communication assumée, semblent être les soucis formels qui régissent, en sous-main, la production des textes évangéliques. » 334

Par là, Greimas semble dire qu’il pourrait y avoir un carré de la ‘Foi’ qui se fonderait sur une nouvelle deixis axiologique. On peut en effet observer chez les acteurs une conversion qui permettrait de passer du carré du ‘savoir’ au carré du ‘croire’. Ce phénomène de conversion qu’on observe sur le plan de l’énoncé, peut se répercuter chez le lecteur. En effet, la problématique de l’énonciation vient de la nature du texte biblique comme Greimas l’a lui-même remarqué 335 . Toutes ces problématiques se concentrent finalement sur la relation sujet/objet, dans laquelle on peut observer la structure de la ‘conversion’. Il s’agit d’une conversion de relation. A partir d’une valeur proposée, la position de sujet narratif (S → O) se transforme en position de sujet qui reçoit dans son corps la marque d’un objet (S ← O). Désormais, ce sujet marqué par l’événement entre dans un programme de don. Est-ce qu’il s’agit encore d’un autre carré à construire, par exemple, un carré du croire ? La structure du croire et du savoir ne fonctionne pas de la même façon, dit L.Panier dans son étude sur Michel de Certeau 336 . Croire à une promesse, c’est croire à une parole d’autrui non vérifiable (savoir) dans l’immédiat, on entre alors dans le domaine de la relation avec une parole à entendre (et à lire).

Louis Panier dans sa thèse, se place du côté du lecteur-énonciataire. Après l’analyse du prologue de l’évangile de Luc, il remarque la fonction de la lecture :

‘« L’écriture lue s’adosse à la parole entendue, elle la présuppose dans le lecteur, et elle s’y soutient. Il y a là deux modalités de l’énonciation qui doivent être corrélées. L’écriture lue donne à expérimenter et à réaliser ce qui de la perception de la parole reste insu de Théophile : l’écriture à lire révèle la parole entendue et en fait reparcourir les traces. » 337

ou encore :

‘« Si le lecteur passe ainsi par la déconstruction de la réalité, elle inscrit le lecteur dans l’ordre du langage et le fait advenir dans sa capacité à articuler les éléments signifiants du texte pour en construire la signification, qui l’actualise comme « sujet ». Le sujet s’ajuste à la signification qu’il construit à partir des « non-signes » (figures) que déploie la chaîne discursive. La théorie du texte et la théorie de la lecture que nous avons développées nous conduisent à une théorie du sujet. (...) Il est question d’un sujet posé en deça du savoir et de la représentation de la réalité, déplacé jusque-là par l’opération de la lecture, sujet dé-couvert qui trouve à être dit dans la chaîne des figures du discours lu et dans les corrélations qui y font effet d’interprétation et de signification : il est parlé du sujet dans le discours lu, sans qu’il le sache. » 338

S’il y a des traces à reparcourir dans la lecture, ces traces-figures attendent le contrat fiduciaire d’un sujet lecteur au bout de leur chaîne.

Notes
332.

J. Delorme 1982, p.107

333.

J. Delorme 1982, p.106.

334.

A.J. Greimas, 1977, p.237.

335.

A.J. Greimas, 1977, p.227

336.

L. Panier, « Pour une anthropologie du ‘croire’ : aspects de la problématique de M. De Certeau », dans Une anthropologie du croire chez M. De Certeau, ?, p.18 : « La croyance serait alors un ‘on dit’ sans pouvoir (encore) savoir, une promesse de savoir. »

337.

L. Panier, 1991, p.32

338.

L. Panier, 1991, p.279