B. Savoir et Croire, le débrayage énonciatif

A propos de ce contrat fiduciaire, revenons à l’article de Jean Delorme, « Savoir, croire et communication parabolique » 354 . Dans l’avant-propos, Denis Bertrand remarque que cette étude apporte ‘une dimension nouvelle’ sur les relations du couple communication / signification 355 , et que le discours parabolique est autre chose que le discours bi-isotope  356 .

Il nous semble que cet article de Delorme fait un pas important par rapport au modèle interprétatif. Nous savons que Greimas a mis le carré de la véridiction au coeur du faire-interprétatif du destinateur final qui donne ensuite selon son résultat interprétatif l’accord ou le désaccord au faire-persuasif du sujet opérateur. Greimas présente donc le carré de la véridiction comme le modèle interpétatif concernant la vérité du discours-énoncé. Dans la grammaire narrative, le destinateur qui a établi le contrat fiduciaire, assure la relation fiduciaire qu’il a construite moyennant le carré de la véridiction. Dans le contrat fiduciaire, il ne s’agit donc pas seulement du croire-vrai (équivalent au savoir-vrai) sur ce qui vient d’être dit, mais de donner son accord au statut du discours-énoncé. « Dans ce cas, le contrat fiduciaire est un contrat énonciatif qui garantit le discours-énoncé. » 357

Dans l’analyse de la parabole, Delorme renverse ce procès interprétatif, c’est-à-dire cette fois-ci, l’adhésion du destinataire au destinateur précède la compréhension du sens. Ainsi, il dissocie la communication de la signification. Dans ce nouveau procès, l’adhésion n’est pas le résultat du faire-interprétatif sur l’objet-parlé (savoir-vrai), mais elle est préalable (vouloir-être). Par exemple, après avoir écouté la parabole, les disciples posent la question pour la comprendre. Sur cette question, Jésus atteste qu’ils ont déjà reçu le don du mystère du Règne de Dieu. Dans ce cas, le don précède la compréhension (donc le vouloir-savoir le sens de la parabole chez les disciples est un don de Dieu), et s’il y a un modèle interprétatif, il n’est pas au service de la véridiction de l’objet-discours (donner la sanction du vrai sur ce discours), mais il est au service du contrat fiduciaire d’une relation intersubjective.

Alors, la parole (objet-discours) n’est pas un objet à savoir que l’énonciataire établit entre deux plans 358 de l’être et du paraître, comme Greimas l’a conçu. Ce n’est pas à une nouvelle valeur qu’il faut adhérer comme dans le cas de ‘ceux de dehors’ 359 , mais à une parole événementielle, permettant à l’opération figurale de laisser sa trace dans le corps-même de l’énonciataire-lecteur. Pour que cette parole soit événementielle, elle n’entre pas dans un modèle interprétatif pour prouver ensuite sa véridiction, mais elle tombe après coup sur le sujet de la passion 360 .

Les deux remarques de Delorme  361 sur la condition du récepteur, nous affirment encore que la parole doit être un événement. Dans sa première remarque, il observe deux modes du faire interprétatif. Pour les gens du dehors, la parabole est reçue comme une quête de savoir, il s’agit de savoir-vrai, pour ensuite donner une identité à l’émetteur. Pour les proches 362 , la parabole suscite une question pour comprendre la signification. Donc pour ceux-ci, la relation intersubjective est déjà établie, ainsi que le vouloir-être du sujet récepteur dont Jésus parle : ‘le don du mystère’. La seconde remarque de Delorme porte sur le changement de deux modalités des gens du dehors (regarder → voir, écouter → comprendre) traduit non pas par le ‘savoir-vrai’, mais par ‘conversion’. Ce dernier cas nous suggère que ce changement n’est pas une simple transition, mais un événement.

C’est ce procès de la ‘conversion’ qu’on va traduire ensuite par l’articulation entre le carré énoncé (carré de voir) et le carré énonciatif (carré de croire) qu’on développera dans la quatrième partie du présent travail.

Notes
354.

Paru dans Actes Sémiotiques documents, en 1982

355.

J. Delorme, 1982a, p.3 : « Jean Delorme, dans l’analyse qu’on va lire de la ‘parole semée’ et du faisceau de paraboles qui la porte, exploite de manière inédite les relations du couple communication / signification. De ces deux notions majeures en analyse du discours, il suggère une étroite et réciproque définition. La communication n’advient que par une adhésion liminaire et ‘prédiscursive’ au sens ; et inversement le sens se trouve érigé en événement électif de communication, avec ses réussites et ses ratés. Les facettes de l’échange sont alors minutieusement dissociées par le discours parabolique lui-même : on n’a plus affaire seulement à deux sujets entre lesquels circule un objet, mais à une relation complexe et incertaine entre un destinateur en suspens et l’objet-parlé qui laisse aller, entre le récepteur divisé et cet objet qui se trouve à distance – un récepteur que l’engagement seul vis-à-vis du sens peut transformer en destinatire, un destinataire sûr de reconnaître le destinateur au simple effet de la parole et apte alors à devenir destinateur à son tour parce qu’il aura acquis un langage. »

356.

J. Delorme, 1982a, p.4 : « Jean Delorme insiste sur ce point : le véhicule figuratif dit autre chose que ce qu’il dit, et pourtant ne cache rien. Réception et interprétation ne résident donc pas dans la quête d’un ‘secret’, mais dans celle d’un ‘langage’ : pour ‘les proches’, ceux pour qui l’adhésion au ‘Mystère’ est antérieure à l’adhésion au savoir, l’apprentissage consiste à ‘apprendre à dire’ ce qui autrement serait indicible. »

357.

A.J. Greimas, 1979, p.146. art. « fiduciaire »

358.

J. Geninasca définit, ‘paraître’ comme « les parcours figuratifs du plan phénoménal », ‘être’ comme « les structures (programmes narratifs valorisés, structures modales) situées au plan dit numénal. » (J. Geninasca, 1983, p.122)

359.

J. Delorme, 1982a, p.13-14

360.

F. Martin, 1996, 184-185.

361.

J. Delorme, 1982a, p.14

362.

Pour les disciples, le don du mystère conduit à croire en Jésus qui les conduit au savoir de la parabole. Dans ce cas, c’est l’adhésion à la personne de Jésus qui éclaire le sens de la parabole, non le sens de parabole qui révéle l’identité vraie de Jésus (savoir sur Jésus). La place de disciples illustre celle du lecteur.