Chapitre Premier. Les parcours de deux protagonistes

Dans ce chapitre, nous observerons le héros et l’héroïne du roman à travers les études littéraires, et leur parcours dans SSS à travers les découpages.

1. Le parcours de Mouchette

1.1 Regard littéraire

Le portrait de l’héroïne Mouchette a été étudié par les chercheurs littéraires de bien des manières et dans les cas extrêmes, soit en voyant l’‘érotisme’ dans ce personnage 404 soit comparant ce personnage à Rimbaud comme une figure de révolte 405 . Nous présentons ici quelques unes de leurs études pour voir comment Mouchette est comprise dans le monde littéraire et conçue par l’auteur lui-même.

En effet, deux personnages portent le nom de Mouchette dans les oeuvres romanesques bernanosiennes : Mlle Malorthy (appelé Mouchette « nom d’amitié ») dans SSS, et Mouchette dans NHM. C.W.Nettelbeck remarque l’apparition de ce nom aux deux extrémités des oeuvres romanesques de Bernanos, comme « deux manifestations d’une même obsession qui n’a jamais cessé de hanter le romancier » 406 . Bernanos lui-même a exprimé un attachement particulier à la figure de son héroïne Mouchette dans une lettre adressée à son éditeur à propos de la première version de『Un crime』:

‘« C’est toujours le truc de Mouchette qui recommence, et des histoires de Mouchette je pourrais vous en foutre dix par an. » 407

Cependant Bernanos parle ici de son héroïne Evangéline, qui, dans le『Mauvais rêve』, deviendra Simone Alfleri. « Quel est donc ce ‘truc de Mouchette’ qui permet un rapprochement de deux personnages (Evangéline et Simone Alfleri) ? » se demande C.W.Nettelbeck, qui ne trouve rien de commun à ces deux personnages (Evangéline, adolescente de 16 ans ; Simone Alfleri, une femme mûre). Il résoud son problème en disant qu’il s’agit d’« une figure mythique », et ainsi il désigne la première Mouchette comme le prototype des personnages qui vont suivre dans les oeuvres de Bernanos. « Cette Mouchette mythique est au centre même de l’inspiration créatrice de Bernanos (...) » dit-il. Elle l’est parce que selon Carle Bo 408 , « La vraie Mouchette se dérobe à toutes nos interrogations et à toute nos armes, on ne connaît pas de créature humaine qui coure avec plus de désespoir et plus de feu vers sa perdition, vers sa suppression » 409 . Il considère que « Mouchette est le prototype » des héros bernanosiens.Dans cette perspective, C.W.Nettelbeck rassemble tous les personnages bernanosiens sous une figure de révolte.

Revenons aux deux Mouchette, et comment Bernanos les a conçues. L’auteur attribue, en effet, la naissance de deux Mouchette à l’événement de la guerre : « Ce sont les guerres qui font naître deux Mouchette ! ». Voici la naissance de la première Mouchette (dans SSS) selon l’auteur :

‘« ... Je me vois encore, un soir de septembre, la fenêtre ouverte sur un grand ciel crépusculaire. Je pensais à l’ingénieux P.-J. Toulet, à sa jeune fille verte, à ses charmants poèmes, tantôt ailés, tantôt boiteux, pleins d’une amertume secrète... Puis cette petite Mouchette a surgi (dans quel coin de ma conscience ?) et tout de suite elle m’a fait signe, de ce regard avide et anxieux. – Ah ! comme la naissance d’un livre sincère est chose légère, furtive et difficile à conter... J’ai vu la mystérieuse petite fille entre son papa brasseur et sa maman. J’ai imaginé peu à peu son histoire. J’avançais derrière elle, je la laissais aller. Je lui sentais un coeur intrépide... Alors peu à peu, s’est dessinée vaguement autour d’elle, ainsi qu’une ombre portée sur le mur, l’image même de son crime... » 410

N’oublions pas que le premier roman de Bernanos est né après son expérience de la 1ère guerre mondiale pendant laquelle il a combattu. Et la guerre civile espagnole (déclanchée le 19 juillet 1936) fera naître la deuxième Mouchette (dans NHM). L’auteur en parle dans une interview accordée à André Rousseaux et publiée dans Candide, le 17 juin 1937 411  :

‘« J’ai commencé à écrire la Nouvelle histoire de Mouchette en voyant passer dans des camions là-bas, entre des hommes armés, de pauvres êtres, les mains sur les genoux, le visage couvert de poussières, mais droits, bien droits, la tête levée, avec cette dignité qu’ont les Espagnols dans la misère la plus atroce. On allait les fusiller le lendemain. (...) J’ai été frappé par l’horrible injustice des puissants qui, pour condamner ces malheureux, leur parlent un langage qui leur est étranger. Il y a là une odieuse imposture. Et puis, je ne saurais dire quelle admiration m’ont inspirée le courage, la dignité avec laquelle j’ai vu ces malheureux mourir. Naturellement, je n’ai pas pris délibérément la décision de tirer de là un roman. Je ne me suis pas dit : ‘Je vais transposer ce que j’ai vu dans l’histoire d’une fillette traquée par le malheur et l’injustice.’ Mais ce qui est vrai, c’est que si je n’avais pas vu ces choses, je n’aurais pas écrit la Nouvelle histoire de Mouchette. »’

« si je n’avais pas vu ces choses, je n’aurais pas écrit ... » dit l’auteur. S’il en est ainsi, que voulait-il exprimer à travers ces personnages ?

Les critiques lisent souvent le parcours entier de la 1ère Mouchette sous la pulsion d’une révolte. Si C.W.Nettelbeck donne sa description sommaire de l’aventure de Mouchette, Mlle Malorthy, dans l’ensemble du prologue de SSS, c’est dans cette perspective 412 . Il conclut sa description en disant que la recherche de Mouchette est celle de ‘la paix intérieure’. Cependant, cette paix intérieure n’est nulle part explicitée directement dans SSS 413  : s’il y a quelque transformation intérieure chez Mouchette, elle est à chercher dans la proposition de l’abbé Donissan 414 , puisque en l’écoutant le dispositif de son coeur se transforme. Nous approfondirons cette question lors de l’analyse de la rencontre de Mouchette avec Donissan (III.3). De toute façon, les littéraires supposent que si la pulsion de révolte chez Mouchette n’aboutit pas (c’est ainsi qu’elle est une ‘figure mythique’), c’est parce qu’elle est à la recherche d’une liberté illusoire. C’est dans cette même ligne qu’on peut lire le texte de Bernanos confiant lui-même à ses lecteurs ce qui suit sur la création de la première Mouchette, dans un article « Satan et nous »  415 . Quant à C.W.Nettelbeck, s’appuyant sur l’auteur, il observe sous la figure de Mouchette révoltée le souci de Bernanos sur les jeunes générations de l’après guerre :

‘« Dans le contexte des villages croulants –microcosmes de la civilisation chrétienne occidentale- (...) la figure de Mouchette revêt une dimension plus large. Ici, sa révolte sauvage, sa grande vitalité doivent se voir comme un appel que Bernanos lance à la génération de jeunes menacée de désespoir dans une société stagmante. (...) si la première Mouchette, dans la quête de sa liberté, se tourne d’abord vers Cadignan, le marquis qui symbolise la désagrégation des valueurs traditionnelles de la noblesse, et ensuite vers Gallet, le médecin-député qui représente la médiocrité de la société républicaine moderne. Il faut voir ici une allégorie de la nouvelle jeunesse française –cette génération qui est née de la première guerre mondiale, et qui a tant obsédé Bernanos dans ses essais- qui cherche sa direction d’abord dans le passé, puis dans le présent. Ni l’un ni l’autre n’étant digne de ses aspirations ou capable de faire des hommes libres, Bernanos, à travers Mouchette, appelle la jeunesse à la révolte, à rejeter tout ce qui pourrait diminuer son humanité. Quant aux fins de cette révolte, le romancier ne fournit aucune indication précise, à part la libération de l’individu : et ici, la solution est spirituelle. Il n’offre aucun projet de réforme sociale, aucune idée d’une nouvelle sorte de communauté, aucune vision d’une Utopie. En même temps, malgré le destin tragique des diverses incarnations de Mouchette, le thème de la révolte reste tenace à travers l’oeuvre. L’implication est claire : mieux vaut courir le risque de la liberté –même si elle mène au crime, à la folie ou au suicide- que capituler devant le poids écrasant de la civilisation moribonde. » 416

Il observe en effet dans l’histoire de Mouchette ‘une allégorie de la nouvelle jeunesse française’ née d’après guerre, qui n’a pas de repère idéologique ou politique pour orienter sa vie. En posant la question : ‘d’où vient le malheur de Mouchette ?’, il en attribue la cause à la conception de la liberté que les personnages bernanosiens la conçoivent sous la figure de Mouchette :

‘« La liberté qu’ils se façonnent est donc illusoire. Une illusion aussi grande les attend lorsqu’ils pensent échapper à leur solitude en se donnant à autrui. Ce don de soi est subjectivement sincère : celui qui s’offre répond à un mouvement intérieur qui semble promettre la délivrance et l’épanouissement de l’être. Mais dans le fait, la promesse n’est jamais tenue. Le don de soi avorte, et au lieu de briser la solitude, ne fait que l’intensifier ; et celui qui devait sauver devient bourreau. Le conflit familial qui provoque la révolte elle-même ne peut pas expliquer pourquoi l’échec s’impose, avec une terrible fatalité, à tous les aspects de la vie de ces personnages. C’est pourtant en cet échec que résident les plus mystérieux secrets du mythe de Mouchette. » 417

Leur liberté est illusoire lorsqu’ils vont vers autrui en vue d’échapper à leur solitude ou à leur ennui. C’est ici que s’impose l’échec de ces personnages. Cependant l’auteur ne s’arrête pas en donnant une sanction à l’échec de ces personnages, au contraire, il dit que cet échec les ouvre au « mythe de Mouchette » qui est tourné vers l’origine, « le péché originel », lequel est plus qu’un rôle thématique de ‘la révolte’ :

‘« C’est donc à cause, non pas de sa révolte, mais du péché originel, porté en elle à son insu, que Mouchette est destinée à poursuivre une si tragique aventure. On pourrait même dire ‘prédestinée’, car sa recherche de la liberté, bien que pure en apparence, se pervertit (par la liaison avec Cadignan) dès le début de l’histoire. » 418

Ainsi C.W.Nettelbeck recourant au ‘péché originel’, à la ‘prédestination’, voire à l’inconscience de l’auteur 419 , accentue la fatalité de ces personnages voués à l’échec avant même qu’ils ne montent en scène dans un roman. Même si nous ne sommes pas tout à fait d’accord avec l’argument de C.W.Nettelbeck, sa remarque sur l’échec concernant la figure de Mouchette est intéressante à approfondir. En effet, selon notre modèle figuratif de la rencontre, c’est quand le personnage est en train de buter devant son échec que survient une rencontre-événement qui est salutaire et transformatrice pour le personnage en question.

L’observation que nous venons de faire nous a permis de voir les diverses problématiques soulevées par les critiques littéraires concernant le personnage Mouchette. Quant à nous, nous étudierons ces problématiques sous l’angle de la ‘rencontre’. Comment une rencontre (réussie ou ratée) peut-elle orienter ce personnage à la révélation de soi (identité) et d’autrui (altérité) qui aboutit, par exemple, à la problématique de la Rédemption dont parlent les littéraires.

Nous avons vu en II.4. que toute rencontre offre aux personnages une transformation par le fait d’un face à face avec autrui, mais cette première transformation n’est que provisoire. Une chance (une deuxième transformation) pourra être offerte à ceux qui arrivent d’écouter la vérité d’autrui. Dans SSS, cela dépend du choix de chacun des personnages après qu’ils aient reçu la communication d’une parole vraie. Nous verrons à la fin du parcours de Mouchette, comment elle arrive à briser le mur de la solitude et de l’ennui qui l’enferme, et comment malgré son suicide, nous pouvons enfin dire qu’elle est arrivée à la vraie liberté (de la parole qui présuppose une confiance totale dans la relation humaine), liberté qui est l’épanouissement de l’existence humaine. Et avec sa confiance qu’elle exprime dans ses paroles, c’est Mouchette qui a sauvé (libéré) l’abbé Donissan des pièges de Satan, contrairement au fait qu’on mette le sens de la ‘Rédemption’ chez les deux acteurs 420 .

Notes
404.

H. Giordan, « Mouchette et l’érotisme », EB n°12, p.101-110.

405.

Ph. Le Touzé, 1981 (thèse soutenue en 1977), p.553 « (...) derrière Mouchette, le poète en révolte contre cette société, Rimbaud : à cet égard, Henri Giordan confirme notre analyse lorsqu’il rapproche Mouchette de ce rimbaldien par excellence que fut André Breton » ; voir aussi H. Giordan,『Création romanesque et idéologie chez Bernanos』, Cerisy, p.131.

406.

C.W.Nettelbeck, 1970, p.89

407.

Correspondance, « Lettre de janvier 1935 » (lettre X)

408.

Carlo Bo, « La réalité de Bernanos » dans EB n°3/4, 1963, p.5-26.

409.

EB 3/4, 1963, p.12

410.

« Satan et nous », EEC I, p.1099-1100

411.

G. Bernanos, Oeuvres romanesques, p.1885-1886 « J’ai commencé à écrire la Nouvelle histoire de Mouchette en voyant passer dans des camions là-bas, entre des hommes armés, de pauvres êtres, les mains sur les genoux, le visage couvert de poussières, mais droits, bien droits, la tête levée, avec cette dignité qu’ont les Espagnols dans la misère la plus atroce. On allait les fusiller le lendemain. C’était la seule chose dont ils se doutaient. Pour le reste, ils ne comprenaient pas. Et à supposer qu’on les ait interrogés, ils étaient incapables de se défendre. Contre quoi ? C’est ce qu’il leur aurait fallu apprendre d’abord. Eh bien ! j’ai été frappé par cette impossibilité qu’ont les pauvres gens de comprendre le jeu affreux où leur vie est engagée. J’ai été frappé par l’horrible injustice des puissants qui, pour condamner ces malheureux, leur parlent un langage qui leur est étranger. Il y a là une odieuse imposture. Et puis, je ne saurais dire quelle admiration m’ont inspirée le courage, la dignité avec laquelle j’ai vu ces malheureux mourir. Naturellement, je n’ai pas pris délibérément la décision de tirer de là un roman. Je ne me suis pas dit : ‘Je vais transposer ce que j’ai vu dans l’histoire d’une fillette traquée par le malheur et l’injustice.’ Mais ce qui est vrai, c’est que si je n’avais pas vu ces choses, je n’aurais pas écrit la Nouvelle histoire de Mouchette. »

412.

C.W.Nettelbeck, 1970, p.90 « La première Mouchette est poussée dans l’aventure par l’ennui et la solitude qu’elle ressent auprès de ses parents. Elle se jette deux fois dans des amours illicites, tue son premier amant (Cadignan), de qui elle est enceinte, et sentant se fermer sur elle la médiocrité du deuxième (Gallet), elle provoque en elle-même une crise de folie. Lorsqu’elle sort de la maison de santé où elle a accouché d’un enfant mort-né, bien que médicalement ‘guérie’, elle n’a toujours pas trouvé la paix intérieure qu’elle cherche. »

413.

Pour illustrer, on peut citer deux exemples : Lorsque son papa a avoué (révélé) à sa fille le mensonge qu’il a dit au marquis (« la fille a tout dit à son père »), ce dont elle a peur, c’est la perte de l’estime du marquis pour elle (p.27), et la première chose que Mouchette a demandé à Gallet c’est s’il l’aimait ? (p.49), bien que le texte décrive l’acteur Mouchette pendant cette rencontre comme une âme accablée d’angoisse par son crime ; selon ces observations, on se demande si son désir ‘d’être aimée’ ne surpasse pas tous les autres désirs.

414.

p.150

415.

« Satan et nous », EEC I, p.1100 « (...) à mesure que se brisait derrière elle, un par un, ces liens familiaux ou sociaux qui font de chacun de nous, même à l’avant-dernier degré de l’avilissement, des espèces d’animaux disciplinés, je sentais que ma lamentable héroïne s’enfonçait peu à peu dans un mensonge mille fois plus féroce et plus strict qu’aucune discipline. Autour de la misérable enfant révoltée, aucune route ouverte, aucune issue. Nul terme possible à cet élan frénétique vers une délivrance illusoire que la mort ou le néant. Comprenons-nous bien. Le dogme catholique du péché originel et de la Rédemption surgissait ici, non pas d’un texte, mais des faits, des circonstances et des conjectures. Le problème posé, aucune solution n’était possible que celui-là. »

416.

C.W.Nettelbeck, 1970, p.101-102.

417.

C.W.Nettelbeck, 1970, p.96

418.

C.W.Nettelbeck, 1970, p.97

419.

C.W.Nettelbeck, 1970, p.103 « Il est permis de douter que cet aspect allégorique de la figure de Mouchette soit consciemment voulu par l’auteur. Au contraire, pour lui, elle apparaît comme une création spontanée de son imagination inconsciente : elle ‘a surgi (dans quel coin de ma conscience ?) et tout de suite elle m’a fait signe, de ce regard avide et anxieux’ (Cré, p.56) (...) Si elle représente pour nous la révolte de la jeunesse, c’est qu’elle est aussi la révolte et la jeunesse de Bernanos lui-même. »

420.

voir Bernard Vernières, « Mais une autre route peut être tentée... », dans EB n°20, p.35-64.