2.1 Regard littéraire

L’abbé Donissan 424 est un personnage problématique : il est appelé ‘saint’ mais est-ce qu’il l’est ? Ce qui devient le coeur des débats des lecteurs de SSS, en même temps que la recherche de l’unité du roman dès sa parution. Cela invite Bernanos, en diverses occasions, à exposer ce qu’il pense de son héros. Voici l’explication de l’auteur à l’occasion d’une « Interview de 1926 par Frédéric Lefèvre » :

‘« Mon saint de Lumbres n’est pas un saint : mettons, si vous voulez, que c’en est le manuscrit encore informe. » 425

Un peu plus tard, il dit dans la « lettre à Frédéric Lefèvre » :

‘« Du désespoir qui l’exerce jusqu’au martyre, mon pauvre Donissan n’est point tout à fait irresponsable, car il a fait, sans le savoir, un voeu sacrilège. Mais il est dans l’ordre que Dieu fasse servir cette faute à ses desseins. Ne l’ai-je pas dit ? Ne l’ai-je pas écrit ? Ce désespéré jette l’espérance à pleines mains. ... Qui m’accuse d’avoir voulu faire du curé de Lumbres un saint, plus encore : le Saint ? Des nigauds qui courent ... » 426

En effet, la création d’un héros avec ses qualités proprement humaines montre la toute puissance de Dieu qui peut réaliser ses oeuvres dans ce personnage imparfait, qui laisse faire en lui l’oeuvre de Dieu. C’est dans ce sens que les mots ‘Rachat’ ou ‘Rédemption’ dont il parle dans son article « Satan et nous » en 1927 427 , deviennent possible pour l’auteur de SSS :

‘« La première étape était franchie, elle était libre. Mais libre de quelle liberté ? Voyez-vous, j’avais beau faire : à mesure que se brisaient derrière elle, un par un, ces liens familiaux ou sociaux qui font de chacun de nous, même à l’avant-dernier degré de l’avilissement, des espèces d’animaux disciplinés, je sentais que ma lamentable héroïne s’enfonçait peu à peu dans un mensonge mille fois plus féroce et plus strict d’aucune discipline. Autour de la misérable enfant révoltée, aucune route ouverte, aucune issue. Nul terme possible à cet élan frénétique vers une délivrance illusoire que la mort ou le néant. Comprenons-nous bien. Le dogme catholique du péché originel et de la Rédemption surgissait ici, non pas d’un texte, mais des faits, des circonstances et des conjectures. Le problème posé, aucune solution n’était possible que celle-là. A la limite d’un certain abaissement, d’une certaine dissipation sacrilège de l’âme humaine, s’impose à l’esprit l’idée du rachat. Non pas d’une réforme ni d’un retour en arrière, mais du rachat. Ainsi l’abbé Donissan n’est pas apparu par hasard : le cri du désespoir sauvage de Mouchette l’appelait, le rendait indispensable. » 428

Michel Estève inclut l’abbé Donissan dans ‘les saints de Bernanos’. Voici son énumération de saints bernanosiens 429  : Donissan, Chevance, Chantal de Clergrie, les curés d’Ambricourt et de Fenouille, La Prieure et Blanche de La Force. En les classant ainsi, M.Estève définit un saint d’après la conception qu’en donne Bernanos : Un saint est « un être dévoré par l’amour de Dieu et des âmes, habité par l’esprit d’enfance. Non donné pour tel par l’Eglise » 430 . Au début de 20ème siècle, les saints que l’Eglise a donnés à la piété des fidèles sont intacts et impossibles à atteindre pour les simples chrétiens. Aujourd’hui dans les églises nous entendons ‘nous sommes tous saints par notre baptême’, ce n’était pas le cas à l’époque de Bernanos, puisqu’il a peiné pour présenter un saint tel que l’abbé Donissan. Dans un sens, Bernanos est un révolutionnaire dans la conception d’un saint par rapport à l’Eglise de son temps.

Pour Ph. le Touzé la sainteté de l’abbé Donissan devient indispensable au Rachat de l’âme de Mouchette :

‘« Bernanos, lui tient la gageure d’un tel rachat, en reprenant cette idée dostoïevskienne : une âme assoiffée qui se jette aux extrêmes du mal finit par émouvoir la miséricorde de Dieu. » 431

Pour satisfaire ce problème du Rachat, Ph. le Touzé remarque les ressemblances du dispositif actoriel des 1ère et 2ème parties, et démontre la cohérence de SSS dans son ensemble ; ainsi il arrive à la conclusion que l’abbé Donissan et le curé de Lumbres ne peuvent être que le même personnage. Il démontre ainsi la sainteté de l’abbé Donissan. Nous citons ci-dessous quelques exemples que l’auteur donne dans sa thèse où il juxtapose la dernière scène de SSS à celle de la rencontre de Donissan avec Mouchette :

‘« L’ordre des événements, reposant sur une chronologie objective qui va des débuts du saint à sa mort, peut ainsi s’imposer sans invraisemblance, tandis que le saint de Lumbres reçoit de Donissan la profondeur d’un passé, l’épaisseur d’années et d’expérience qui transforment ce personnage de nouvelle en héros de roman. Le face à face du saint et de l’écrivain demeure profondément accordé à celui de Donissan et de Mouchette, car en celle-ci l’écrivain Bernanos affrontait Rimbaud. » 432

Ph. le Touzé relève aussi deux passages de SSS : l’un compare Saint-Marin à un ‘patriarche du néant’ (p.261), l’autre compare Mouchette à ‘sainte Brigitte du néant’ (p.168). En effet, ces deux comparaisons viennent de la lutte de ces deux acteurs contre un désespoir sans issue : le moment où Saint-Marin est désigné ainsi, il vient de découvrir les taches brunes sur le mur, ce qui provoque en lui un vertige lui rappelant sa propre mort menaçante ; pour Mouchette le moment est celui où elle n’a plus d’espoir et qu’elle est poussée au suicide en appelant Satan. Après ces expériences terrifiantes, ces deux acteurs rencontrent, l’un, l’abbé Donissan, l’autre, le saint de Lumbres. Ph. le Touzé voit alors ces deux rencontres comme salutaires en terme de Rachat. En juxtaposant le dispositif des deux personnages, Mouchette et Saint-Marin, mais aussi en observant le jeu des oppositions et des similitudes des deux dernières parties de SSS, l’auteur affirme ainsi ‘l’unité de l’oeuvre’ du roman, SSS.

Une autre problème : pourquoi Bernanos fait-il de son héros-saint un prêtre ? M.Estève recourt encore à l’auteur, pour qui le prêtre est l’homme qui vit l’aventure surnaturelle avec le plus d’intensité et de passion. Il est vrai que dans la majorité des cas, les saints de Bernanos sont des prêtres. Pourtant si nous y regardons de plus près, parmi eux, il y a un laïc, Chantal de la『Joie』qui assure le rôle sacerdotal. Et dans『NHM』, l’auteur lui-même assure ce rôle. Le plus fort, c’est que Albert Béguin considère ce dernier comme le plus réussi. Pour M.Estève, Chantal est l’idéal féminin de Bernanos. La plus pure et la plus dépouillée de ses expériences mystiques. Par ce personnage, Bernanos montre qu’un laïc peut avoir toutes les caractéristiques d’un « saint » puisque tous les sacrements mènent à l’Amour. Au centre de la vie des « saints », il y a l’amour qui est essentiellement don : pour sauver les autres, ces âmes passionnées donnent non seulement leur vie à travers les rencontres de la charité, mais encore leur mort. Par là, Bernanos ne prophétise-t-il pas la canonisation des saints d’aujourd’hui dans tous les états de vie ?

Après cette observation faite dans les études littéraires sur l’acteur Donissan, nous nous posons deux questions.

D’une part, la plupart des chercheurs bernanosiens considère la création de Donissan comme imparfaite et insuffisante pour un personnage sacerdotal, et ils affirment que l’accomplissement de la figure du prêtre (figure d’une vocation christique) doit être cherché dans les oeuvres ultérieures du même auteur. Par exemple, Béguin, n’ayant pas trouvé la création parfaite parmi les personnages ultérieurs, suppose que la figure la mieux reussie est celle qu’on rencontre dans Nouvelle histoire de Mouchette où le romancier lui-même assure le rôle sacerdotal 433 . S’il en est ainsi, au lieu de s’interroger sur la création parfaite dans les oeuvres romanesques (chez l’auteur-écrivant), peut-être, la question pourrait-elle se poser ailleurs, du côté de la réception, chez le lecteur-énonciataire ?

D’autre part, grâce aux recherches littéraires, nous avons des thématiques abondantes sur le personnage Donissan. Il est appelé ‘visionnaire’ ; ‘figure de la transcendance’ ; ‘saint de lumière’ et ‘saint de l’ombre’ (la double face du Saint de Lumbres) ; ‘homme de désespoir’ ; et on hésite entre le ‘saint’ ou ‘l’imposteur’. Si cet acteur peut contenir à la fois tous ces thèmes, et s’il échappe à une seule étude thématique, ne serait-ce pas que les critiques littéraires voient là la complexité-même du personnage ? Et ne témoignent-ils pas ainsi qu’il faut considérer le personnage Donissan comme un vrai objet d’étude de la figure-d’acteur tel que nous l’appréhendons ?

En effet, la complexité de cet acteur se trouve dans la composition-même de SSS. Car l’abbé Donissan n’apparaît que dans la 1ère et la 2ème parties du roman, il est entièrement absent dans le prologue. De plus, le nom de Donissan n’apparaît que dans la 1ère partie, et ce même personnage est appelé dans la deuxième partie ‘le curé de Lumbres’ ou ‘le saint de Lumbres’. S’il y a un relais dans l’identification de ces deux personnages, il est entièrement assuré par la première partie de SSS. Cela donne des soupçons à beaucoup de critiques littéraires sur l’ordre de la rédaction et sur l’unité du roman 434 . Cette remarque nous conduit à observer de plus près les divers noms que reçoit ce personnage.

« Remarque sur les désignations diverses de l’abbé Donissan dans SSS » :

L’acteur qui nous occupe porte plusieurs noms dans SSS : ‘l’abbé Donissan’, ‘le vicaire de Campagne’, ‘le futur saint de Lumbres’, ‘le saint de Lumbres’, ‘Monsieur l’abbé’, et ‘le prêtre’ (avec des compléments très variés). Dans la deuxième partie de SSS, le nom ‘l’abbé Donissan’ est entièrement absent.

« L’abbé Donissan » : titre social-professionel + nom propre. Lorsque le personnage se situe entre réel et surnaturel, cette appellation est utilisée dans le texte. Il bénéficie de la vision mystérieuse, mais en même temps, il doute, il regrette, il pose des questions, il vérifie, il s’étonne, et il agit parfois brusquement de façon à choquer les autres acteurs. Il a des modalités de vouloir, de devoir être et de devoir faire, mais il est incapable de les réaliser. Il est pris entre les deux facettes de son identité : son titre appelle des faits précis sur le devoir être, mais dans la réalité il ne peut les réaliser. Il est imparfait, et en voie de découvrir sa propre vocation : la sainteté.

« Le vicaire de Campagne » : titre officiel et titre de transition. Chaque fois qu’il est nommé ainsi, il joue le rôle d’un personnage réel, et réaliste. Il fait ce qui convient à son ministère. Il parle avec autorité, avec assurance. Il est dans une relation sociale avec les autres. Il s’efforce d’être parfait dans sa tâche et dans son comportement.

« Le saint de Lumbres » : lorsqu’on le nomme ainsi, il vit pleinement dans le mystère, et le verbe qui l’accompagne est toujours au présent de l’indicatif. Quelquefois ce titre est accompagné d’un adjectif : ‘le futur saint de Lumbres’, et alors il anticipe le mystère qu’il va vivre pleinement à Lumbres. C’est un indice qui montre le germe de la sainteté dans cet acteur.

Cette simple observation des noms montre la compléxité du personnage. Il est à cheval sur deux mondes : réel et mystère (irréel), naturel et surnaturel, tout en gardant ses défauts humains.

Notes
424.

Guy Turbet-Delof, « Notes et recherches », dans EB n° 12, p.221-229 : p. 221, « Donissan (= Donneur de sang), tué ‘à bout portant’. La communion des saints - ce pivot de la vision bernanosienne de l’histoire- est banque sanguine dont les bailleurs ignorent les noms des bénéficiaires, souvent sauvés in extremis... D’où l’importance de la scène où Saint-Marin, flanqué de Sabiroux et de Gambillet, découvre, dans la chambre du ‘saint de Lumbres’, sur la nudité blanche d’un pan de mur, la ‘singulière éclaboussure’ rousse et rose (p.262) »

425.

G. Bernanos, EEC I, p.1043

426.

G. Bernanos, EEC I, p.1054

427.

G. Bernanos, « Satan et nous », EEC I, p.1094-1101

428.

G. Bernanos, EEC I, p.1100 ; ce passage rappelle la théorie d’énonciation que Anne Pénicaud propose sur « L’énonciation en sémiotique : le dire et le dit » ? : « C’est une illusion de croire qu’un écrivain se met dans les mots : il s’y perd. A peine est-il écrit qu’un texte prend sa consistance propre d’énoncé à distance de son énonciation. »

429.

M. Estève, Le sens de l’Amour dans les romans de Bernanos, 1959, p.83-116

430.

Les nouvelles Littéraires, 1 avril 1926

431.

Ph. Le Touzé, 1981 (thèse soutenue en 1977), p.552

432.

Ph. Le Touzé, 1981 (thèse soutenue en 1977), p.552-553

433.

A. Béguin, 1971, p.77

434.

voir EB n°12, « Sources et dimensions de Sous le soleil de Satan »