E. Le dispositif des temps

a) Le temps des verbes

Dans ce texte, trois modes et cinq temps de verbes sont employés. D’abord ‘l’ impératif présent, et l’ indicatif passé composé’ sont utilisés seulement par la mère qui donne un ordre. Le Plus-que-parfait de l’indicatif marque les faits qui se sont réellement passés dans le temps et l’espace en relation avec les acteurs : « ... avait commandé maman Malorthy », « Ils s’étaient rencontrés ... Ils avaient marché ... ». Tandis que ‘l ’imparfait de l’indicatif est étroitement lié à un seul acteur Germaine, et il marque les faits concernant le passé qu’elle repasse dans : sa mémoire « c’était un matin ; car les six belles vaches étaient ; lui revenaient », ses actions « Elle répondait ..., elle frissonnait ; elle nourrissait en elle ; elle tirait l’aiguille en silence », son savoir « Germaine savait ».

‘Le présent narratif vient tantôt après le conditionnel présent pour décrire le paysage : « L’horizon qui déjà s’échauffe et fume, le chemin creux encore plein d’ombre, et les pâtures tout autour, aux pommiers bossus. La lumière aussi fraîche que la rosée. », et s’harmonise avec le triple futur. Tantôt pour décrire la transformation du lieu du souvenir : « les six belles vaches qui s’ébrouent et toussent », « la brume à l’odeur de cannelle et de fumée, qui pique la gorge et force à chanter », « le chemin creux où l’eau des ornières s’allume au soleil levant... ». Tantôt pour décrire une conception généralisée : « Bel obstacle que l’ignorance, lorsqu’un sang généreux, à chaque battement du coeur, inspire de tout sacrifier à ce qu’on ne connaît pas ! »

‘Le conditionnel présent apparaît une seule fois : « Toujours Germaine reverrait », donc lié à Germaine dans une durée illimitée (toujours). Ensuite ce temps est renforcé par le triple futur de l’indicatif’ qui marque la sensibilisation de trois sens de Germaine : « entendra, respirera, reverra » et s’inscrit aussi dans une durée : « toujours ». A la fin de ce triple futur, une phrase commence par un comparatif, mais ne contient pas de verbe. Ce comparatif de supériorité (« plus merveilleux encore ») colore une vision euphorique de Mouchette où apparaît « son héros » ?

Du point de vue de la position d’énonciation, le remarque du temps des verbes conduit à préciser la position du sujet, Germaine. Donc comment dans le temps futur de l’acteur Germaine, la temporalité se réfère-t-elle à ce moment du matin d’un mois de juin où elle a vu l’heureuse apparition de son héros.

Dans la première séquence, le conditionnel présent, ‘reverrait’, et le triple futur sont étroitement liés au présent de l’indicatif qui décrit la transformation des sujets grammaticaux : ‘l’horizon’, ‘les six belles vaches’, ‘la brume’, ‘l’eau des ornières’. Parmi ces quatre sujets, le troisième, ‘la brume’ est le sujet actif qui transforme le corps de Germaine : « qui pique la gorge et force à chanter ». (curieusement cette transformation forcée par la brume concerne l’organe vocal, comme si la vision de ce lieu la forçait à chanter ou à parler...)

Ainsi (dans la première séquence) l’usage du présent narratif centre l’intérêt sur la seule description de la transformation du lieu qui implique la transformation du sujet Germaine (car son organe vocal est touché par la brume). Ce lieu devient le centre de la scène et, à partir de ce présent, Germaine est renvoyée au passé et au futur. Si bien que rien n’est arrivé avant le matin où la mère demande, et rien n’arrivera au futur, sinon ce présent qui dure pour toujours dans l’existence de sa vie. Cette impression s’accentue lorsqu’on observe la forme du texte. Avant cette scène, l’auteur laisse un espace blanc, et encore avant de commencer la phrase, il utilise les points de suspension, et il raconte tout à l’imparfait : « ... C’était un matin du mois de juin ; (...) » Cela crée pour le lecteur une ambiance de conte ou de mythe (Il était une fois, ...) où l’événement passe une seule fois, renvoyant la description à une temporalité unique.

Selon l’approche linguistique, cette scène de la rencontre devrait se raconter avec le temps du passé simple, puisqu’elle ne se répète pas, elle n’arrive qu’une fois dans la vie de Mouchette, c’est événementiel pour elle 444 . Pourtant l’auteur la raconte à l’imparfait. Cela montre que, bien que cette rencontre soit événementielle, et qu’elle ne soit arrivée qu’une seule fois dans sa vie, elle ne sera jamais pour Mouchette un événement passé, mais elle la vivra toujours au présent 445 .

Notes
444.

L’absence du passé simple dans ce texte renforce le modèle ternaire (modèle linguistique) dont parle Zilberberg. Celui-ci, dans sa classification (démarcation, segmentation) inspirée par l’approche linguistique de l’aspect, met le passé simple dans la démarcation (donc l’événementialité) et l’imparfait dans la segmentation (donc la répétition). Voir C. Zilberberg, « Seuils, limites, valeurs », dans Anne Hénault, Question de la sémiotique, 2002, p.344 ; dans la linguistique, « le modèle binaire oppose selon la terminologie l’accompli à l’inaccompli ; le modèle ternaire aligne l’inchoativité, la durativité et la terminativité. Cette partition en deux systèmes n’a rien en soi de gênant : le système le plus nombreux servant normalement d’interprétant à l’autre système ; l’inaccompli reconnu par le modèle binaire sera tenu pour un syncrétisme de l’inchoativité et de la durativité retenues par le modèle ternaire. » ; ou encore Zilberberg, 2002, p.347 : « (...) cette dernière (la segmentation) implicite la répétition, alors que la démarcation appelle l’événementialité, c’est-à-dire ce qui n’aura jamais lieu qu’une fois. (...) ainsi l’emploi du passé simple fait prévaloir les limites et efface les seuils dans l’exacte mesure où l’imparfait, temps que l’on pourrait qualifier de ‘myope’, ne retient que les seuils et laisse échapper les limites. »

445.

L’observation du temps des verbes prouve que Mouchette entre avec cette scène dans un temps ouvert, puisqu’il n’y a pas de verbe qui serait utilisé pour marquer la démarcation, c’est-à-dire qui fermerait la scène.