Dans cette séquence, le temps et l’espace sont tout à fait débrayés du récit, et le narrateur décrit le dispositif modal (ou la construction passionnelle) de l’acteur Germaine : elle « savait aimer ».
Malgré son âge -elle est dans sa seizième année-, Germaine sait aimer. (on vient de donner l’âge du marquis : il atteint son neuvième lustre ! 466 ) Cette figure « savoir aimer » qui modalise l’acteur Germaine (par le savoir) est ensuite corrigée dans l’entre-parenthèse : ce ‘savoir aimer’ est différent d’un ‘rêve d’amour’ qui n’est qu’‘un jeu de société’. Par cette négation (« non point rêver d’amour, qui n’est qu’un jeu de société »), le narrateur soustrait dans cette figure, « savoir-aimer », l’isotopie ‘sociale’. Ensuite il essaie de la cerner et de la clarifier en faisant une longue comparaison qui commence par ‘c’est-à-dire’. Germaine est d’abord posée comme un sujet agent : « elle nourrissait en elle (...) », ensuite métaphorisée par l’image « un beau fruit mûrissant ». Dans cette métaphore, elle est plutôt un sujet passif (non-sujet), car l’action de ‘mûrir’ se fait en elle malgré elle. Le fait de mettre deux éléments dans un comparatif (‘comme’), font de Germaine un sujet paradoxal. Elle est en même temps le sujet actif et le non-sujet ... En tout cas, la comparaison avec un fruit mûrissant fait de Germaine une figure de devenir, qui tend vers son accomplissement.
Le verbe « nourrir » a deux compléments d’objet ; « la curiosité du plaisir et du risque » et « la confiance intrépide ». « La curiosité » est un ‘vouloir-savoir’ (S → O) qui est liée à deux finalités : plaisir (euphorique), risque (dysphorique). Et ‘la confiance’ qualifiée d’« intrépide » (l’excès pour le faire) qu’elle nourrit en elle, est commune à un sujet collectif (« celles »). Ces deux modalités de vouloir-savoir et de l’excès du faire (pouvoir-faire) avec non-savoir mènent à un triple faire (jouer, affronter, recommencer). Ces trois verbes se divisent en deux groupes : l’acte pragmatique (jouer, affronter), l’acte répétitif (recommencer).
Le 1er verbe, ‘jouer’ doit être compris dans sa totalité et élimine tout acte répétitif (« jouer toute leur chance en un coup »), tandis que le 2ème verbe ‘affronter’ appelle un grand risque, car c’est l’affrontement d’un monde entièrement inconnu, ‘non savoir’ : « le monde inconnu ». L’affrontement est donc plutôt dysphorique. Le troisième verbe ‘recommencer’ met ce groupe féminin « à chaque génération » dans un monde plus vaste ; en même temps il englobe et annule tout effort nouveau du groupe (y compris Germaine) dans l’histoire du vieil univers : « recommencent à chaque génération l’histoire du vieil univers ». Leurs actes : jouer, affronter, deviennent pour les acteurs le recommencement de ce que chaque génération a vécu 467 .
Le parcours figuratif de ‘savoir aimer’ de Mouchette commence par une différenciation avec l’isotopie sociale, et continue avec une croissance intérieure qui se nourrit de la curiosité du plaisir et du risque (savoir euphorique et dysphorique), de la confiance intrépide (pouvoir-faire mais non-savoir). A la fin de ce parcours, l’acte posé n’est finalement qu’une répétition de ce qui a existé dès l’origine. La singularité de ‘savoir aimer’ de Mouchette, qui acquert deux modalités, d’abord le savoir euphorique et dysphorique, ensuite le non-savoir qui transforme son pouvoir-faire en dysphorique, rejoint finalement l’histoire du vieil univers (dysphorique) ...
Il est étonnant de voir cette scène de la rencontre avec Cadignan qui commence dans une euphorie extraordinaire, se terminer par une dysphorie qui rejoint l’histoire du vieil univers. Comme si le malheur de l’acteur Germaine est d’acquérir ce non-savoir (« la confiance intrépide (...) affrontent un monde inconnu ») qui rejoint un sujet collectif (« celles »).
En tout cas, après avoir posé la compétence de Germaine, le narrateur présente son personnage dans son appartenance sociale, « cette petite bourgeoise », qui rejoint celle de son père, ‘le brasseur républicain’ (socio-politique). Paradoxalement, elle appartient à une classe sociale (la bourgeoisie) qui s’oppose à celle de son héros métaphorisé ‘comme un roi’ (la noblesse). Cette opposition annonce le conflit inévitable qu’elle va vivre avec son héros.
Cette petite bourgeoise est présentée sur deux plans : paraître et être. Sur le plan du paraître, elle a un teint de lait, un regard dormant, des mains si douces. Sur le plan de l’être, elle tire « l’aiguille en silence, attendant le moment d’oser et de vivre ». Ici, ‘tirer l’aiguille en silence’ serait le signe extérieur de son attente, de son ardent désir. De ce point de vue, la métaphore ‘beau fruit mûrissant’ renvoie aux deux Mouchette :
surface (extérieur) – elle est belle à voir
profonde (intérieur) – elle a un ardent désir qui mûrit en elle
Les figures de ‘la curiosité’ et de ‘la confiance’ qu’elle nourrit en elle, se retrouvent dans la figure d’« attente », et poursuivent leur parcours. ‘La curiosité’ poussée à l’excès : ‘aussi hardie que possible’, devient le travail de l’intelligence et du désir : « pour imaginer ou désirer, mais organisant toutes choses, son choix étant fixé, avec un bon sens héroïque ». La figure « intrépide » continue son parcours rejoignant la figure de l’héroïcité (‘un bon sens héroïque’ → ‘un sang généreux’). « Jouer toute leur chance en un coup », donc une fois pour « toutes » continuer son parcours envers et contre tout (‘tout sacrifier’). Ou encore, « affronter un monde inconnu », l’isotopie de l’ignorance, qui correspond « à ce qu’on ne connaît pas » (ne pas savoir). Mouchette se qualifie ainsi en un sujet de désir, elle creuse ce désir en attendant le moment d’oser et de vivre. Dans cette attente, Germaine est remarquable par sa ‘hardiesse’ et elle a un rôle thématique d’‘organisateur’. Elle trouve dans une rencontre son objet valeur et elle organise toutes choses désormais autour de cet objet visé avec un bon sens héroïque (pouvoir-faire). Ces éléments figuratifs reviendront plus tard dans l’expression : « une cervelle froide et un coeur ardent » 468 . C’est une des figures de l’acteur Mouchette, et c’est ce qui lui permet de lancer chaque fois un nouveau défi après chacun de ses échecs.
p.14 : « Jacques de Cadignan avait alors atteint son neuvième lustre. De taille médiocre, et déjà épaissi par l’âge, il portait en toute saison un habit de velours brun qui l’alourdissait encore. »
Plus tard, l’abbé Donissan annulera la particularité à laquelle tient Mouchette, en révélant cette histoire du vieil univers chez les Malorthy. C’est cette révélation qui la mène au suicide... (p.159-162 et p.165)
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