Le schéma ci-dessous est une sélection des colonnes 7, 8, 10 du schéma III.2.2.2.3. La ‘colonne 10’ cite les passages qui donnaient tantôt le point de vue des personnages sur l’abbé Donissan (D pdv. des personnages), tantôt la quête de Donissan (S→O) ou sa rencontre inattendue (S←O). Cette observation est associée avec les colonnes 7 et 8 qui traitent du temps et des modalités.
« Question pratique » : Dans le passage suivant, on trouvera les signaux A0, A1, ... B0, ... B’1, C’0, etc. Ils renvoient au schéma ci-dessus colonnes 1, 2 et 3. Par exemple, B’0 est une abréviation de la séquence 5 (’) de la partie B’ (2ème colonne) N°0 (3ème colonne) ; ou encore C1 est une abréviation de la séquence 4 (pas de ’) de la partie C, N°1.
Deux modalités chez Donissan : Dans A0 séquence 4, Donissan part, par devoir, vers Etaples à la demande d’un archiprêtre pour une mission qui lui est confiée (df). En A1, une autre modalité de vouloir (vf) surgit en lui quand il pense aux fidèles de l’église d’Etaples.
En A2, le narrateur rapporte une quête de l’abbé Menou-Segrais désirant connaître ce que pense l’abbé Donissan, puisque le dialogue a cessé entre eux depuis la nuit de Noël où le doyen lui avait révélé sa vocation à la sainteté. Le doyen s’inquiète de la suite de leur entretien ... Le narrateur remarque que la quête du doyen n’aboutit pas malgré plusieurs essais auprès de son vicaire. Le doyen interroge également le père Chapdelaine (confesseur du vicaire) qui ne voit rien de grave chez Donissan. D’ailleurs, le narrateur remarque que le coeur de Donissan est si bien ‘endurci’ 531 qu’il n’éprouve le besoin d’aucun appui, et qu’il n’a rien à dire de lui.
Une inquiétude de Donissan : En A3, l’heure est bien avancée, puisque Donissan voit la ville s’assombrir. Et il commence à s’inquiéter au sujet de sa rencontre avec ses confrères. En A4, le narrateur explique la cause de cette inquiétude en rapportant les points de vue des autres prêtres qui trouvent la conduite du vicaire parfois étrange.
L’arrêt et la fatigue : En B0, sentant la fatigue, il s’arrête sur la route et finit par s’asseoir. Cette fois, une paysanne remarque son étrangeté :«‘Quel drôle de corps’ dit-elle» 532 . En B1, le narrateur attribue la cause de cette fatigue au ‘suicide moral’, ou au ‘subtil martyr’ que vit Donissan en s’imposant des mortifications excessives rapportées aux B2 et B3. Il s’agit des deux pratiques assidues de l’abbé Donissan : l’une d’ordre intellectuel (B2) et l’autre d’ordre moral et spirituel (B3). A la fin de B3, le narrateur révèle que dans ces pratiques Donissan est manipulé par le malin (qui va tromper d’ailleurs l’abbé durant toute sa vie) : en vivant ainsi l’abbé devient un raisonneur subtil contre lui-même. Le résultat de ces efforts ‘n’est qu’un signe de la colère qu’il porte en lui et hors de lui’ 533 .
En C0, le narrateur annonce solennellement l’heure où les efforts excessifs de Donissan portent leur fruit :
‘« Mais l’heure était venue sans doute où l’oeuvre cruelle porterait son fruit, développerait sa pleine malice. » 534 ’Cette annonce solennelle de « l’heure » peut-elle avoir un rapport avec la triple annonce de « voici l’heure » au début de SSS ? 535 En tout cas, cette « heure » décisive se retrouve un peu plus loin dans le dialogue entre l’abbé et le maquignon (C’1) :
‘« ‘Cela n’est qu’un jeu’, fit-il, un jeu d’enfant. ‘Cela ne vaut même pas la peine d’être vu. Néanmoins, voici l’heure où nous devons nous quitter pour toujours.’ » 536 ’A ces mots, Donissan retrouvre la parole et lui dit « va-t-en ! » ce qui remet en route leur dialogue 537 . Et à la page 134, Donissan dit au maquignon « Ton heure est venue ». L’occurence de l’‘heure’ revient 9 fois 538 jusqu’à la fin de la rencontre avec le maquignon. (Il faut remarquer que c’est le seul endroit du roman où le vocable de ‘l’heure’ est aussi fréquent.) Faisons une hypothèse : s’il y a une heure décisive pour chaque personnage de SSS, pour l’acteur Donissan, l’heure décisive ne serait-elle pas sa rencontre avec son ennemi-Satan ? Selon cette hypothèse, la scène de son égarement sur la route, et sa rencontre avec le maquignon serait l’heure décisive de l’acteur Donissan.
C’est après cette annonce solennelle de ‘l’heure’ que Donissan reprend sa marche alors que le soleil est tout à fait couché. Dans la partie C en séquence 4, Donissan va se détourner peu à peu de son but face à un obstacle insurmontable. Au début, en C1, en reprenant la marche, Donissan désire atteindre l’église le plus vite possible, il prend alors un chemin raccourci. Pendant ce temps de marche, le chemin lui paraît facile et il semble glisser agréablement sous ses pieds. C’est un chemin séduisant. Cependant il n’atteint pas à l’église mais arrive à un lieu d’où il avait repris la marche tout à l’heure. L’abbé semble indifférent face à son 1er échec. A peine surpris, il repart pour la deuxième fois (C2). Son but est de chercher le bon chemin pour arriver à l’Eglise. Il monte sur le talus, mais aucun signe ne lui permet de se situer. Alors il commence à s’inquiéter et, sentant en lui une vague crainte, il glisse dans la boue. En C3, donc pour son troisième essai, il veut retrouver à tout prix ses propres traces sur le chemin. Il tente vingt fois de rompre le cercle qui semble l’enfermer. Il se décourage, et un désespoir enfantin s’empare de lui et lui fait monter les larmes aux yeux. En C4, il fait un dernier essai sur le chemin qui est devenu obstacle impossible à franchir (adversaire) et que défie Donissan. S’il court sur ce chemin, c’est pour fuir la terreur. Cette déformation du chemin : du chemin séduisant au chemin adversaire, qui détourne Donissan de sa quête, peut être schématisés ainsi :
René Girard verra un phénomène démoniaque dans cette métamorphose du chemin (du séducteur à l’adversaire) 539 . Dans la séquence 5, nous verrons la même métamorphose concernant le maquignon.
p.113 : « (...) un autre travail a tellement endurci son coeur qu’il est comme physiquement insensible à l’aiguillon du désespoir. Au plein du combat le plus téméraire qu’un homme ait jamais livré contre lui-même, il ne délibère pas de le livrer seul : littéralement, il n’éprouve le besoin d’aucun appui. »
p.115
p.118 : « De jour en jour le cruel travail est plus facile et plus prompt. Enragé de se détruire, le paysan têtu finit par devenir contre lui-même un raisonneur assez subtil. Nul acte (...) où il ne découvre l’intention d’une volonté pervertie, nul repos qu’il ne méprise et repousse, nulle tristesse qu’il n’interprète aussitôt comme un remords, car tout en lui et hors de lui porte le signe de la colère. »
p.118
Nous savons que SSS commence par la triple annonce de l’heure : « Voici l’heure ». C’est à la troisième annonce où s’inscrit le commencement de l’histoire de Germaine Malorthy. Voyons, p.11 : « Voici l’heure du soir qu’aima P.-J. Toulet. (...) Voici l’heure du poète qui distillait la vie dans son coeur, (...) Voici l’heure où commence l’histoire de Germaine Malorthy. »
p.133
On peut s’arrêter ici sur la problématique de ‘l’heure’ dans SSS. Le roman commence en effet, par un prologue (p.11) un peu énigmatique : « Voici l’heure (...) », dont on peut voir diverses études faites par les critiques littéraires, mais il n’est pas évident de faire un lien entre ce prologue et le reste de SSS. Nous nous contentons ici d’énumérer le lieux où intervient ‘l’heure’ dans SSS, et d’observer s’il y a un lien spécifique avec les acteurs. ‘Cette heure’ apparaît dans SSS, seulement en lien avec trois acteurs : Mouchette, Donissan (ou le curé de Lumbres), Saint-Marin. Et pour ces acteurs, lorsque ‘l’heure’ intervient, elle est décisive. Voici les occurrances dans SSS : sans tenir comte de l’abbé Donissan, Pour Mouchette, p.169 « l’heure était venue de se tuer » au moment du suicide. Pour le saint de Lumbres : p.193 « c’était l’heure de la nuit où » et cette nuit-là il est tenté par le suicide ; p.209 « Sauve toi toi-même, c’est l’heure », dans la parole imaginaire (celle de Satan) qu’il entend dans la salle du Maître de Plouy, où Mme Havret vient se jeter à ses pieds. Pour Saint-Marin, « l’heure est venue » s’inscrit p.255, lorsqu’il rencontre sa propre mort avec terreur. Et l’heure se retrouve ensuite dans divers témoignages concernant la disparition du curé de Lumbres : par le narrateur à p.244 « c’était l’heure en effet où la foule pèlerins (...) » ; par le sacristain, p.269 « à l’heure où nous voilà (...) » ; et encore par le narrateur, p. 274 « L’heure du salut quotidien est passée depuis longtemps ».
6 fois dans la parole du maquignon, 2 fois dans la parole de Donissan, et 1 fois par le narrateur : « ‘De quelle heure① parlez-vous ? Est-il encore une heure② pour moi ?’ » ; « ‘Il nous est permis de t’éprouver, dès ce jour et jusqu’à l’heure③ de ta mort. » (le maquignon) ; « C’est de Dieu que je reçois à cette heure④ la force que tu ne peux briser.’» dit Donissan ; « Sans doute, tu m’es de nouveau obscur, mais je t’ai vu tout à l’heure⑤. » dit Donissan ; « et ce fut le jovial compagnon de la première heure ⑥ qui lui répondit » le narrateur ; « ‘Ainsi que tu t’es vu toi-même tout à l’heure⑦ (pour la première fois et dernière fois), ainsi tu verras » (le maquignon) ; « ‘Vous étiez plus fringant tout à l’heure⑧, terrible aux démons, exorciste, thaumaturge, saint de mon coeur !’ » (le maquignon) ; « (Ah ! quand je t’ai pressé tout à l’heure⑨, sa pensée s’est fixé sur toi et ton ange lui-même tremblait dans la giration de l’éclair !) » (le maquignon)
René Girard, 1999, (coll. « Le livre de poche ») p.55 : « C’est la première des nombreuses métamorphoses de Satan : le séducteur des débuts se transforme vite en un adversaire rébarbatif, un obstacle plus sérieux que tous les interdits pas encore transgressés. »