d) un mot sur la ‘Vision’ (quelle vision) :

Nous savons que l’un des enjeux majeurs de SSS est la vision de Donissan qu’il a des personnages qu’il rencontre. C’est à partir de la rencontre ténébreuse que l’abbé commence à être visionnaire. On peut dire qu’il est en apprentissage de la vision mystérieuse sur la route d’Etaples à travers ses trois rencontres. Son pouvoir-voir l’âme sera pleinement acquis lorsqu’il voit l’âme du carrier qu’il sublime en la comparant avec celle de Saint Joseph. Et ce pouvoir-voir lui deviendra déjà naturel (habituel) lorsqu’il rencontre Mouchette sur le chemin qui mène vers le château de Cadignan. En Mouchette, Donissan verra non seulement deux présences (l’esprit de révolte, le nom de Dieu) mais il entendra aussi le cri déchirant qui monte vers lui  573 . Plus tard, à Lumbres, il sera pleinement visionnaire, voire il aura un renom de saint à miracle.

Cependant pourquoi ce don de voir commence-t-il avec une vision d’abîme et d’un démon ‘ecrasé par ses douleurs’ 574 qui le remplit de pitié – vision qui l’emplit de douleur ?

Ces questions reviendront avec l’épisode Saint-Marin lorsque celui-ci voit tout ensemble sa mort, l’angoisse et le vertige. Si, dans le cas de Saint-Marin, la seule chose qui puisse le rendre sensible est de voir venir sa propre mort 575 , pour l’abbé Donissan dont le coeur est endurci par ses mortifications excessives, qui n’attend plus la pitié de quiconque et qui ne manifeste que la colère, ne fallait-il pas qu’il expérimente sa propre impasse (à travers l’enfermement sur le chemin), le besoin d’accompagnement et d’appuie ? Et jusqu’à éprouver l’abîme imaginaire en rencontrant le maquignon, pour qu’il soit sensible ou ait la pitié lorsqu’il voit l’âme qui souffre de la douleur sans espérance 576 ...

Il est étonnant de voir naître ‘la pitié’ en Donissan au moment où il voit l’être douleureux du démon et non pas au moment de sa vision-idéale de l’âme du carrier... Et il est plus étonnant de voir Mouchette émettre un cri aigu devant Gallet qui lui refuse tout, ce cri étant « comme un suprême appel à la pitié » 577 .

S’il en est ainsi, sur le chemin d’Etaples, si Donissan reçoit le don de vision, ce n’est pas pour qu’il devienne visionnaire, mais pour qu’il éprouve la pitié qu’appelle Mouchette à la fin du prologue, et qu’elle attend sur le chemin creux - où paraît son héros en même temps que le chemin creux est éclairé par l’eau des ornières allumée au soleil levant.

C’est peut-être pour cela, ‘la pitié’ de Donissan n’est pas lié à la vision de l’âme idéale du carrier mais elle est lié à la souffrance et la douleur écrasante qu’il voit en la personne du maquignon qui prétend d’être Lucifer.

Les questions importantes sont déjà amorcées avec l’expérience de l’enfermement de l’abbé Donissan. Elles mieux seront éclairées par les analyses suivantes. C’est un des avantages de la lecture figurative lorsqu’on aborde un texte long comme SSS. Car bien qu’on commence par un très court texte (nous avons commencé avec une page : la rencontre de rêve de Mouchette) dans un corpus ampleurs d’un 284 pages, on trouve déjà plusieurs isotopies qui permettent d’observer les parcours figuratifs de l’ensemble du roman. Et en avançant (ajoutant) l’analyse d’autres passages d’un même roman, nous pouvons construire plus de réseaux figuratifs qui éclairent peu à peu le point essentiel (figural) où s’opère une rencontre (un choc) entre l’énonciateur-texte et l’énonciataire-lecteur.

Notes
573.

p.149 « Ou plutôt, peut-être ne l’entendait-il même pas. Car plus haut qu’aucune voix humaine criait vers lui la douleur sans espérance, dont elle était consumée. »

574.

p.134 « ‘Il m’est donné de te voir’, prononça lentement le saint de Lumbres. ‘Autant que cela est possible au regard de l’homme, je te vois. Je te vois écrasé par ta douleur, jusqu’à la limite de l’anéantissement – qui ne te sera point accordé, ô créature suppliciée !’ »

575.

p.263 « Le vieux comédien n’est accessible que par le sens : (...) Nul écrivain de notre langue ne semble l’avoir observée d’un regard si candide, raillée d’une moue si moqueuse et si tendre... Pour quelle mystérieuse revanche, la plume posée, la craint-il comme une bête, comme une brute ? »

576.

p.148-149

577.

Le vocable ‘la pitié’ apparaît pour la première fois dans SSS, c’est au moment où Mouchette visite chez le docteur Gallet, et dans cette visite, on voit le parcours de cette figure. Après son crime, Mouchette ne demande que la pitié de quelconque (p.47), ensuite elle a elle-même cette figure de ‘pitié’ (p.51). Vers la fin du prologue, Mouchette fait un « suprême appel à la pitié » (p.67).