3.4 Une ouverture nouvelle ? (le chemin d’Etaples, un sujet à naître)
La transformation du regard de l’abbé en un regard qui porte tout l’amour, nous suggère que la route d’Etaples est un temps où il traverse un tunnel spirituel, et en en sortant, l’abbé devient tout autre, il a désormais le regard même de Dieu. C’est un chemin qui l’a conduit à la ressemblance de Dieu.
- i)
Le
temps de la Figure
: Selon trois dimensions de la ‘Figure’ tel que nous l’appréhendons, la marche peut se découper en trois temps figuratifs : le temps narratif, le temps de la métamorphose, le temps de l’anamorphose :
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Le temps narratif : c’est le temps du début de la marche. Avec un programme précis, ils marchent en vue d’arriver sur la bonne route. Pendant ce temps, Donissan, faisant l’effort de ne pas retarder la marche du carrier qui le devance, retrouve peu à peu son calme et son esprit.
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Le temps de la métamorphose (le temps de la sensation et de l’image) : Ce temps peut se décrire comme le temps de la transfiguration. Ce temps est particulièrement marqué par la joie, et l’allégresse que l’abbé sent tout en marchant sur les pas du carrier. Baigné de la lumière et écoutant le bruit de la marche joyeuse du carrier, Donissan imagine (et suppose) le carrier comme l’ami idéal avec ‘une amitié céleste’.
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Le temps de l’anamorphose (le temps de la parole avortée) : Contrairement au modèle standard
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où le sujet s’imprègne d’une parole entendue du fait de l’annulation (d’être soustraire) de toute image, dans ce passage, pendant ce temps, se trouvent à la fois la vision et le dialogue imaginaire. C’est-à-dire en même temps que l’abbé découvre l’âme du carrier en levant les yeux, il entend une parole du maquignon dans son dialogue imaginaire. Cette parole qu’il entend dans son dialogue imaginaire, au lieu de faire disparaître l’image (la vision) qui s’étale devant ses yeux, la fait rebondir plus que jamais, si bien que la vision devenant de plus en plus claire dans l’esprit de l’abbé, elle devient pour lui l’objet d’un sublime, et de plus, elle devient l’image même du carrier qui empêche l’abbé d’approcher de ce personnage réel.
- ii)
L’influence catastrophique du maquignon
: Bien que l’abbé possède un regard semblable à celui de Dieu, ce regard possède une double capacité : la vue normale et la capacité de voir l’invisible. Ce qui devient une catastrophe, c’est que le dialogue imaginaire avec le maquignon (pendant la vision), a inscrit cette vision dans un système binaire : voir/savoir-vérifier. De plus, en se souvenant de certaines attitudes singulières du maquignon, l’abbé les interprète faussement, ce qui le fait à la fois prendre conscience de ce qu’il voit, et être pris de crainte envers le carrier... cela l’empêche de prononcer toute parole... c’est donc un obstacle à l’échange de paroles dans cette rencontre de deux amis. Nous avons vu à la scène 1 combien un échange de paroles est important pour sortir de l’imaginaire, et pour enraciner l’abbé dans la réalité, libérer son esprit obsédé, et ensuite entrer dans une relation intersubjective, capable de le mettre en confiance avec son partenaire.
Ce manque de dialogue enlève donc à la rencontre le bénéfice d’une intersubjectivité. En effet, la crainte qui surgit en l’abbé, s’oppose à la relation confiante entre deux amis. Bien que l’abbé soit en admiration devant l’âme du carrier, de cet empêchement de parole résulte leur séparation à jamais. Ce qui est plus regrettable encore, c’est le dialogue imaginaire de Donissan avec le maquignon qui inscrit la vision dans un système de savoir-exact, de savoir-prouver ; ce qui exclut la place d’un sujet confiant, croyant, car il la regarde comme une preuve. Cela montre bien que l’abbé possède un regard semblable à celui de Dieu, et que son parcours n’est pas achevé. Son accomplissement n’est pas encore là, puisqu’il sort de cette route d’Etaples avec ce résultat catastrophique : d’une part il possède le regard qui ressemble à celui de Dieu, d’autre part il est dans un système de savoir-vérifier (savoir-preuve).
Heureusement l’abbé rencontre ensuite Mouchette sur le chemin du retour à Campagne. Pendant cette rencontre, Donissan aura un double regard. Il témoigne devant Mouchette de ce qu’il a découvert dans sa vision. Logiquement Mouchette doit se soumettre à cette vérité-exacte dont il témoigne. Pourtant Mouchette résiste. A la fin de leur rencontre, Donissan lui impose cette vision-savoir, puisqu’il a un savoir-sûr, et logiquement cette communication devrait aboutir ... de la même manière, qu’il croit avoir soumis même le maquignon-Lucifer ...
Pourtant malgré cette logique, Mouchette dans un état désespéré se suicide... Face à ce résultat inattendu, Donissan ne comprend plus. La rencontre avec Mouchette mourante détruit en l’abbé la logique que le maquignon a renforcée avec certitude, et conduit l’abbé sur le bon chemin. Désormais Donissan ne comptera plus sur la logique du savoir-exact et de même dans sa vie ultérieure à Lumbres.
Cependant cette non-compréhension de l’abbé le pousse au désespoir. La logique du savoir-exact revient au moment où l’abbé entre chez Mme Havret. Après avoir tenté de réaliser un miracle qui le conduit à un échec, l’abbé comprend cette fois en pleine conscience qu’il fallait faire confiance à la fois en l’homme et en Dieu.
Ainsi donc ce fut un long chemin pour l’abbé pour enfin comprendre la logique du don et de la confiance... et son rôle de croyant... ici on peut citer une parole du Ressuscité : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu ! »