Le salut est un objectif important dans la rencontre de Mouchette avec Donissan. Donissan, en tant que prêtre, se sent appelé à une mission : « le salut des pécheurs », en rencontrant Mouchette, dont il connaît la situation et les vrais désirs par une vision mystérieuse, il veut l’orienter vers Dieu, le vrai libérateur. Mais en face du prêtre, Mouchette toute orientée vers le mal depuis son enfance, est prise au dépourvu, et sa rencontre avec Donissan creuse un vide dans les valeurs auxquelles elle se refère. Elle bute donc sur un autre système, et ‘La lettre de l’évêque’ est un excellent exemple pour montrer la confrontation de ces deux systèmes.
Pendant la rencontre, Donissan veut communiquer à Mouchette un ‘réel’ révélé par sa vision mystérieuse. Cette communication se réalise en deux temps : la communication proposée, la communication imposée. Donissan porte une sanction cognitive sur la communication proposée : c’est un échec, qui conduit l’abbé à un deuxième temps de la communication : la communication imposée. Le suicide de Mouchette serait une sanction négative de la rencontre. Que s’est-il donc passé pour que cela aboutisse à un tel résultat ? La communication imposée fait s’écrouler tout le croire-être (illusion) de Mouchette, et accentue à l’excès en elle le sens du péché 603 . Devant une telle accentuation, Mouchette se révolte, au lieu de s’en remettre à la miséricorde de Dieu que Donissan lui révèle, ce qui l’aurait libérée de la culpabilité de son meurtre et lui aurait donné la vraie liberté. Cette rencontre la conduit donc à un acte tragique. Pourtant, après son suicide, Mouchette moribonde confie à Donissan son désir de ‘mourir au pied de l’église’, et Donissan exécute ce désir malgré tous les obstacles qu’il rencontre du côté parental. Cet acte du vicaire scandalise tout le monde. La lettre de l’évêque rapporte les diverses interprétations du désir de Mouchette. Elle montre le conflit des interprétations des acteurs par rapport à ce désir qu’il leur a été donné d’interpréter.
Dans ce roman, l’interprétation cognitive de l’acteur Mouchette après cette rencontre jusqu’à son suicide est explicitement détaillée, et le lecteur peut observer en transparence sa transformation intérieure grâce au narrateur omniscient. Pourtant, vu de plus près, un vide se creuse à cause des non-dits, et il peut se comparer à des trous de mémoire pour le lecteur. 604 Ce phénomène, d’ailleurs, est observé dans l’ensemble du roman de Bernanos. En effet, autour de ce vide, de ces non-dits, se situe l’instance d’énonciation du roman. Par exemple, pour l’acteur Mouchette, la narration s’arrête juste au moment du suicide. La suite est donnée par une ‘lettre de l’évêque’ sous forme d’une information adressée au chanoine Gerbier, et fournit des détails sur le déroulement de l’événement scandaleux, sur son intervention efficace et sur les diverses interprétations autour de la mort de Mouchette. L’instance d’énonciation de ce roman ne peut se lire que dans l’organisation des figures qui sont mises en discours, et qui invitent le lecteur à une lecture attentive.
Notre analyse consiste donc à trouver ‘la signification de la rencontre’, ce travail se fait en articulant deux systèmes d’objets : l’objet, place d’une valeur (objet greimassien), et l’objet ayant perdu sa valeur qui fonctionne comme un signe ou une figure et qui fait naître le sujet parlant.
Pendant cette rencontre, Donissan évoque plusieurs objets auxquels s’attache Mouchette. L’un après l’autre, il leur enlève la valeur que Mouchette investit en eux. Chaque fois qu’il les évoque, il les met dans un acte d’énonciation « je, ici, maintenant ». Ce rappel énonciatif re-situe Mouchette dans le réel. Et à partir de ce réel, Donissan transforme les objets en signes qui renvoient vers une Présence à reconnaître ou en qui croire. Cette opération se réalise dans l’analyse que nous allons faire du « parcours des objets ». Le désir de Mouchette formulé et confié à Donissan avant sa mort est révélé au public, et à son tour, il fonctionne comme un signe à interpréter.
Ce signe signifie-t-il la naissance de Mouchette en tant que sujet parlant, et son entrée dans le système symbolique ? Selon cette hypothèse, la signification de la rencontre se trouverait au moment où naît Mouchette en tant que sujet parlant. C’est à ce prix peut-être que Donissan se décide à tout sacrifier, risquant même son sacerdoce. Cette observation justifierait l’hypothèse que j’ose formuler qu’il existe dans ce roman une seule rencontre réussie : la rencontre Mouchette et Donissan.
L’analyse montre que la transformation du sujet ne s’opère pas dans un seul système de valeurs, mais en articulant deux systèmes, et que la rencontre met les sujets dans une relation intersubjective. Cette relation ne fonctionne pas comme la relation entre sujet et objet où l’enjeu serait d’acquérir ou de perdre l’objet valeur, mais il s’agit de croire et de recevoir. Par là, le sujet quitte le champ des valeurs, et il entre dans le champ d’une relation avec l’altérité. Cette opération se réalise au cours d’un dialogue. De ce point de vue, la relation du Sujet et de l’Objet qui se déploie dans la théorie greimassienne ne suffit pas pour permettre d’étudier la relation du sujet au sujet. Il s’agit d’une intersubjectivité sans objet valeur, qui conduit vers une reconnaissance de l’altérité. Puisque ce changement s’opère dans le dialogue, la théorie de la communication est impliquée dans cette étude.
Notre étude commencera par l’observation des dispositifs figuratifs et actoriels qui caractérisent les deux acteurs de cette rencontre, ensuite suivra le découpage du texte et de ses critères, la sémantique et la syntaxique narrative, l’observation des figures selon le déroulement de la rencontre (communication / signification ; y compris le parcours des objets énonciatifs), enfin elle se terminera avec le carré de la véridiction observée dans le parcours des deux acteurs. Quant à l’analyse narrative, elle convergera sur deux savoirs-visions de Donissan : « savoir proposé vs savoir imposé », qui sont accompagnés de la présence et de l’absence de la ‘pitié’.
Plus tard à ce propos, l’abbé Menou-Segrais dira : « Vous avez agi comme un enfant » (p.177)
André Not, « La vision romanesque de Bernanos : le renoncement à l’indicible », dans Gille P. et Milner M., Bernanos continuité et ruptures, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1988, p.127-136 : p.128 « ‘La féroce ironie du vrai’ ... L’écriture ici se reconnaît impuissante à prendre du réel la mesure que sa fonction lui impose, et l’aventure des saints et des héros que le romancier a rêvés ne se laisse qu’entrevoir, dans un récit discontinu, troué d’espaces béants autour desquels il s’organise. » ; voir « éclipse » au chapitre 1 de cette étude.