Ce bref regard sur le parcours figuratif et modal de Mouchette nous conduit à une hypothèse. A l’état initial, Mouchette avait des projets mais elle n’avait pas de moyen (-sf, -pf). La rencontre inattendue avec l’abbé lui révèle son état présent qu’elle a voulu tenir secret, mais aussi un savoir nouveau sur elle-même. Elle refuse son accord à cette révélation. Cela conduit l’abbé à un ‘vouloir-convaincre (vf)’ et il lui impose son savoir. Après cette rencontre, Mouchette rentre chez elle, et devient tour à tour le sujet pathémique 615 et le sujet interprète. A la suite de son interprétation, constatant la réalité indiscutable, elle crie et s’offre à Satan, elle se suicide.
Cette observation de la modalité chez Mouchette nous donne les éléments de base pour structurer l’état qui la mène au suicide. Son suicide arrive au moment où elle est au carrefour de deux modalités composées : -pf + v-ê. A ce moment, sur le plan figuratif textuel, elle étouffe consciemment son cri. Cet étouffement de son cri est liée à sa modalité du vouloir (v-ê), parce qu’elle sait maintenat qu’une seule manifestation de délire l’enfermera à jamais à l’hôpital, condamnée non seulement comme folle, mais comme folle-meurtrière. Ce refus de tout secours est en contraste avec (si nous nous en souvenons) le moment de son retour chez elle après sa rencontre avec Donissan, car elle voulait avoir une aide de n’importe qui à ce moment-là (p.162) et ne trouvait personne.
Ce manque souligne, d’une part, l’importance de l’amitié dans une vie. Lorsqu’elle a voulu rencontrer quelqu’un et lui parler, elle n’a trouvé personne avec qui partager sa souffrance sans risquer de se compromettre elle-même. Elle n’a que Satan à qui elle peut se confier avec assurance 616 . Ce cri muet de Mouchette est tout étouffement de son désir, par conséquent, le suicide est l’oeuvre de sa raison. Nous reviendrons à ce cri muet lors de l’observation du carré de la véridiction.
Quelques pages plus loin dans SSS, ‘la lettre de l’évêque’ rapporte au lecteur que Mouchette a eu une ultime rencontre avec l’abbé Donissan, et qu’alors elle s’est confiée à lui, à la suite de quoi l’abbé a agi, provoquant le scandale. L’évêque désigne ce que Mouchette a confié au vicaire comme ‘ le désir de cette jeune personne’. Au moment de sa mort, ce que Mouchette est confié à Donissan vient de l’élan de son coeur et du désir, non pas de sa raison. De plus, Donissan tout en ne comprenant pas, a reçu aussi cela avec l’élan de son coeur. C’est ainsi que de l’élan du coeur de Mouchette Donissan a répondu par l’élan de son coeur. S’il s’agit d’une rencontre de deux désirs, il est sûr qu’on ne peut pas comprendre par la seule raison. Ainsi la lettre de l’évêque donne divers points de vue de cette rencontre-scandale, tout en n’ayant pas résolu pourquoi cette rencontre...
Nous utiliserons l’abréviation concernant les indications des modalités : vê (vouloir-être) ; v-ê (vouloir ne pas être) ; sê (savoir-être) ; pê (pouvoir-être) ; pf (pouvoir faire) ; sf (savoir faire) ; p-f (pouvoir ne pas faire) ; -pf (ne pas pouvoir faire), ainsi de suite.
C’est la première fois de sa vie qu’elle éprouve la peur : « Si loin qu’elle remonte dans le passé, elle n’a connu des scrupules et des remords que cette gêne vague –la crainte du péril (...) Qui justifiait sa terreur ? » (p.164-5)
C’est ici qu’apparaît une autre condition qui aurait pu empêcher, peut-être, le suicide : l’amitié, capable de partager la souffrance de l’autre. De ce point de vue, la dernière rencontre avec Donissan est signifiante. Mouchette trouve enfin cette amitié en la personne de Donissan. C’est alors dans l’ultime rencontre avec Donissan que Mouchette a trouvé deux éléments qui lui ont manqué toute sa vie : l’amitié et Dieu, contre lesquels son père depuis son enfance a toujours voulu la défendre. (p.21) En effet, le parcours de Mouchette peut être résumé à la recherche de ces deux figures : si elle a cherché la figure de ‘sauveur’ chez Cadignan qui la tirerait de la main de son père (p.24), elle a cherché la figure ‘d’amitié’ chez Gallet avec qui elle espérait partager sa souffrance (p.64-6). Malheureusement ces deux acteurs n’ont pas été capables d’assumer le rôle que Mouchette proposait à chacun.