1.5.3 Communication 2 (p.158-162)

Rappelons que la communication 2 est un savoir imposé de la part de l’abbé.

Elle est caractérisée pour l’abbé par trois éléments : la disparition de la vision mystérieuse, la confusion dans le regard : pitié ou mépris ?, et l’emprise des passions qu’il ne sait pas identifier : le désespoir ? la rage ? ou la colère ? 699

L’abbé, dans la séquence 4, comprend que le rire et le mensonge sont de retour en Mouchette et qu’il perd les éléments dont il avait pour la communication 1 : la pitié, et la vision mystérieuse ; il ne regarde plus désormais Mouchette en son for intérieur mais il est emporté par ses passions indéfinissables. Jusqu’ici, il s’adressait à ‘Mouchette être’ sans considération de son paraître, désormais, il s’adresse seulement à ‘Mouchette paraître’. Cette transformation de Donissan vient de sa sanction cognifive de son ‘échec’ et de sa prévoyance de l’inutilité de son grand effort et de la grâce. Ses paroles deviennent impératives et il raconte à Mouchette dans le détail ce qu’il a vu après dans sa vision antérieure. Ces paroles de l’abbé amène Mouchette à dire la deuxième parole vraie :

‘« ‘... Je ne puis ... lui échapper’, bégaya Mouchette. Sa terreur et sa rage étaient telles que sur son visage, d’une excessive mobilité, à présent durci, se peignit comme une sérénité sinistre. ‘Je sais que je le puis, dit-elle enfin. Quand je le voudrai. On m’a crue folle : qu’ai-je fait pour les détromper tous ? J’attendais d’être prête, voilà tout.’ » 700

Cette parole vraie mais qui est un aveu forcé permet aux deux acteurs d’entrer dans le temps de la deuxième relation vraie entre eux.

Cette deuxième parole vraie de Mouchette ouvre la relation vraie. Cette séquence est caractérisée par deux éléments : la vision est retrouvée ‘par force’, et l’abbé Donissan se dépouille de toute pitié.

‘« Il respira profondément, pareil à un lutteur qui va donner son effort. Et déjà montait dans ses yeux la même lueur de lucidité surhumaine, cette fois dépouillée de toute pitié. Le don périlleux, il l’avait donc conquis de nouveau, par force, dans un élan désespéré, capable de faire violence, même au ciel. La grâce de Dieu s’était faite visible à ses yeux mortels ; ils ne découvraient plus maintenant que l’ennemi, vautré dans sa proie. Et déjà aussi la pâle figure de Mouchette, comme rétrécie par l’angoisse, chavirait dans le même rêve dont leur double regard échangeait le reflet hideux. » 701

Dans ce passage, nous retrouvons la même figure d’une lumière en mouvement de montée que nous avons vue dans les figures du « soleil levant » 702 et du « l’aube livide s’élève » 703  : cette fois, dans les yeux de l’abbé Donissan, « monte » « une lueur de lucidité surhumaine ». Et leur double regard échangé devient le « reflet » de cette lueur ‘montée’ dans les yeux de l’abbé 704 .

De ce point de vue, les deux séquences : 4 et 5, commencent par les mêmes figures : le mouvement ascendant de la lumière et la figure du « reflet ». Ce qui est différent entre ces deux passages, c’est la position des deux lueurs. A la séquence 4, « l’aube livide » se situe à l’extéreur des deux acteurs, c’est leur visage qui reflète l’aube livide. Tandis qu’à la séquence 5, la lueur est à l’intérieur du regard de l’abbé. C’est dans ses yeux que cette lueur monte, et que leur double regard échange « le reflet hideux ».

A partir de là, les paroles de Donissan sont exprimées dans un style direct : « Ta vie répète d’autres vues, toutes pareilles, vécues à plat, ... » 705 . Mais ce qui est annoncé dans le style direct continue ensuite à submerger dans les paroles du narrateur. Le narrateur rapporte les paroles de l’abbé d’une manière interprétative. Donc il est soucieux de trouver comment il va rapporter ensuite le contenu des paroles de l’abbé : « Comment les rapporterait-on ici ? » 706 Il ne cache pas son embarras et ses hésitations et en même temps, il signale que ce qui va être rapporté par la suite, ce sera l’interprétation des paroles de Donissan par le narrateur.

« Comment les rapporterait-on ici ? » : le pronom personnel « on » utilisé comme le substitut de nous, et l’indication déictique « ici » indiquent un moment de l’embrayage. Le narrateur prend brusquement le rôle d’un acteur dans ce texte.

Cette fois, l’histoire de Mouchette se confond avec des propos singuliers, sur l’histoire du Mal. En entendant cette histoire, Mouchette ressent son coeur qui se serre et accompagne un mouvement « vertical » : « Mouchette sentit son coeur se serrer, comme à une brusque descente,... ». En la racontant, l’abbé efface la singularité de l’histoire de Mouchette. Tout est confondu, et il n’y a pas de particurarité pour elle, c’est toujours la même chose qui se répéte dans l’histoire du mal, de génération en génération.

Cette rencontre se termine par la fuite de Mouchette : « Enfin elle s’enfuit », « Elle ... ne désirait rien que se trouver seule, derrière une porte bien close, à l’abri, seule » 707

Rappelons quele programme « exode » inclut la rencontre à partir de la réflexion que Mouchette fait chez elle, jusqu’à ‘la lettre de l’évêque’ qui rapporte le terme de la vie de Mouchette.

Avant d’aller plus loin, résumons cette rencontre par le biais de la transformation des objets-valeur par la parole d’autrui :

Au début, Mouchette est orientée vers son objet-valeur (le mort) en qui elle met son unique consolation et son espoir. Cette visée est interrompue par la rencontre avec l’abbé Donissan, dans « le chemin creux » qui mène au château de Cadignan. La parole de Donissan : « Je voulais simplement vous éloigner d'abord, car vous savez bien que le mort que vous attendez ici n’y est plus » 708 , rappelle à Mouchette que ce corps manquant (le mort) n’a plus de valeur pour sa quête (l’objet perd sa valeur à cause de l’intervention d’autrui). Donc l'objet lui-même disparaît à cause de la parole de Donissan. Le rappel de Donissan pose une pierre d’achoppement. Il produit en Mouchette une séparation radicale entre son monde imaginaire et le monde réel et lui permet de percevoir le monde réel qu’elle a refusé de regarder jusqu'ici. Fuyant devant l’abbé, Mouchette s’enferme dans sa chambre et elle constate qu’elle doit faire un choix, elle doit donner sa réponse. La parole de l’abbé lui permet de devenir le sujet parlant.

Notes
699.

p.158 : « Ses yeux retrouvaient leur flamme sombre. Et lui, il la contemplait avec pitié ou peut-être avec mépris. Car à sa grande surprise, la vision s’était effacée, anéantie. Le souvenir en était trop vif, trop précis pour qu’il doutât. Les paroles échangées sonnaient encore à ses oreilles. Mais les ténèbres étaient retombées. Pourquoi n’obéit-il pas alors au mouvement intérieur qui lui commandait de se dérober sans retard ? »

700.

p.159

701.

p.159

702.

voir l’analyse de « la rencontre idéale de Mouchette »

703.

voir au début de la troisième séquence de cette rencontre.

704.

A la fin de notre étude, une réflexion sera consacrée à l’identité de cette lumière montante pour rassembler tout le parcours de cette figure qui a commencé par « soleil levant ». Cette observation nous donnera une piste pour interpréter le titre du roman : « Sous le soleil de Satan ».

705.

p.159

706.

Cette figure d’hésitation quand il s’agit de raconter un événement passé, n’est pas étrange dans ce roman. Les acteurs dont il s’agit de témoigner par rapport à un événement passé, dans une première ligne de leur rapport, disent fréquemment leurs paroles avec hésitation. Je mets ici deux exemples illustrés ; Dans la lettre de Monseigeur, deux fois apparaît « Que dire ... ! » p.188 qui nous fait entrevoir la difficulté de transcrire l’événement. Dans la deuxième partie, dans le rapport du curé de Luzarnes à ses supérieurs, le texte apparaît comme une citation. Dans ce rapport, le curé de Luzarnes commence par la difficulté de rapporter ce qu’il a vécu : p.225 « Certes, il est bien difficile de se représenter ..., mais une conversation comme celle que j’essaie de rapporter ici et ... insaisissable, ... »

707.

p.162 

708.

p.152