2.1 Les problématiques du texte (le regard littéraire) et ses découpages

2.1.1 Les problématiques du texte et le regard littéraire

Bien que cette ‘lettre de l’évêque’ ait été admirée par les chercheurs bernanosiens 732  : « une des parodies les plus réussies du style ecclésiastique qui soit sortie de la plume de Bernanos », ou encore « un petit chef-d’oeuvre du mauvais vouloir de Bernanos à l’égard du clergé », elle n’a jamais été étudiée de très près. Nous n’entreprendrons pas ici une étude stylistique. Mais nous chercherons sa signification, car elle est citée à un moment critique du roman. Nous avons vu dans l’analyse précedente, ‘la rencontre de Mouchette avec l’abbé Donissan’, comment réagissent ces deux acteurs après leur rencontre : Mouchette se suicide, et l’abbé Donissan refuse le don visiblement reçu et exercé pendant cette rencontre. En effet après cette rencontre, l’abbé Donissan raconte au doyen tout ce qui s’est passé sur le chemin d’Etaples, et à la fin de leur dialogue, le doyen doute du signe 733 de sainteté de son vicaire, sainteté qu’il avait lui-même suggérée lors de leur premier entretien. C’est à ce moment-là que la gouvernante du presbytère leur rapporte la nouvelle du suicide de Mlle Malorthy. Cette lettre le suit et par cette lettre se termine la première partie du roman. Mais avant de conclure, le narrateur laisse une information disant que l’abbé Donissan deviendra (cinq ans plus tard) le saint populaire de Lumbres, et il annonce la deuxième partie disant d’après des documents authentiques la sainteté de l’abbé. Pour parler de la signification de cette lettre, il ne suffit pas de dire qu’elle est ‘une des parodies’ ou bien qu’elle fait allusion au ‘mauvais vouloir de Bernanos’, car elle contient beaucoup plus de significations que ce que l’auteur a voulu dire, lorsqu’il rencontre un lecteur engagé. Pour cette raison la théorie sémiotique est mieux équipée. Nous constaterons à la fin de l’analyse que le texte a parlé, non par sa logique interne, mais par la faille de cette logique interne.

Un autre problème est posé par les études littéraires sur ce présent passage par rapport à l’ensemble du roman ; le roman se terminerait bien par cette partie 734 , s’il n’y avait à la fin de la lettre de l’évêque une annonce du narrateur concernant la 2ème partie (d’ailleurs Astrid Heyer affirme que ce passage du narrateur ne se trouve pas dans le manuscrit original 735 ). Car dans la deuxième partie, il n’y a aucune mention qui permette d’identifier le personnage de l’abbé Donissan avec ‘le saint de Lumbres’, tandis que dans la première partie, il y a identification constante des deux personnages 736 . Ce problème a conduit à la révision de la composition de la structure du roman qui a fait discuter beaucoup de chercheurs bernanosiens, jusqu’aux études récentes 737 . Pourtant il est intéressant d’observer cette mention du narrateur à la suite de ‘la lettre de l’évêque’. Est-ce un simple ajout imprévu à cause du bouleversement de l’ordre de la composition du roman proposé par Maritain (selon l’hypothèse de William Bush) ? C’est bien possible. Mais si on part sur cette piste, on est du côté de la genèse de la construction du livre. D’ailleurs P.R.Leclercq pose à sa manière d’une façon claire le problème de la construction du roman 738 . Le texte est parvenu tel quel au lecteur. Nous le prendrons tel qu’il nous est transmis, et peut-être y trouverons-nous à la fin de la lecture beaucoup plus de significations que ce qu’on croyait savoir au départ (à la simple lecture).

Un troisième problème porte sur la signification du texte. ‘La lettre de l’évêque’ est construite sur sa propre valeur. A sa suite, le narrateur intervient, propose des valeurs différentes de celles contenues dans la lettre citée, et il annonce la deuxième partie du roman, « Le saint de Lumbres ». Il donne comme preuves de la sainteté de l’abbé Donissan des documents authentiques et des témoignages que ‘personne n’osera récuser’. Pourtant une fois terminée la lecture du roman, le lecteur sera encore sur sa faim concernant la sainteté de ce héros-prêtre : n’est-il qu’un volontariste ? ou bien s’il est saint, quelle drôle de figure de sainteté ? D’ailleurs l’abbé Menou-Segrais ne dit-il pas : « Ce signe est équivoque » ? 739 Voyons sur quel projet Bernanos présente son héros :

‘« L’oeuvre d’art achevée est pour nous prodiguer la certitude et l’ivresse. Mais c’est le manuscrit, avec ses manques et ses ratures, qui nous instruit. Mon saint de Lumbres n’est pas un saint : mettons, si vous voulez, c’en est le manuscrit encore informe. » 740

Il compare ici la différence entre ‘le saint véritable, authentique donné pour tel par l’église’ et le saint de Lumbres, c’est la différence entre l’oeuvre d’art achevée et les manuscrits. Ou encore, il dit sur la rencontre de deux héros :

‘« Le dogme catholique du péché originel et de la Rédemption surgissait ici, non pas d’un texte, mais des faits, des circonstances et des conjonctures. (...) Ainsi l’abbé Donissan n’est pas apparu par hasard : le cri du désespoir sauvage de Mouchette l’appelait, le rendait indispensable. » 741

Malgré ses défauts humains, le héros est « dans l’ordre pour que Dieu fasse servir sa faute à ses desseins. » S’il est saint, c’est dans cet ordre. ... ‘laisser passer Dieu’...

Dans le déroulement du récit, la sainteté de l’abbé Donissan est étroitement liée au salut (sauvetage) de Mouchette, mais le texte donne divers points de vue, et ne donne pas une seule réponse aux questions ‘Mouchette est-elle sauvée ?’ ou bien ‘l’abbé Donissan est-il saint ?’, la conclusion revient entièrement à la responsabilité de l’interprétation du lecteur. C’est par une lecture attentive, construite selon l’organisation sémantique propre au texte, que nous arriverons à construire le sujet parlant qu’est le lecteur construit par le texte.

Nous terminerons cette observation sur la problématique du Rachat, ou du salut de Mouchette par l’acte de Donissan (qui porte Mouchette au pied de l’église), et ce que les critiques littéraires voient là-dessus... Nous le verrons à partir de deux points :

Notes
732.

Max Milner, « Expérience du mensonge et théologie du péché », EB n°12, p.195 –215 : « la lettre de l’évêque est une des parodies les plus réussies du style ecclésiastique qui soit sortie de la plume de Bernanos » ; ou Léa Moch, La sainteté dans les romans de Georges Bernanos, 1962, p.60-61 : « La lettre de l’évêque du diocèse décrivant le scandale de la mort de Mouchette est un petit chef-d’oeuvre du mauvais vouloir de Bernanos à l’égard du clergé. L’évêque fait figure de nigaud dans une enquête où de mieux informés l’ont privé de leurs secours. ... »

733.

p.186: « J’attendais cette confirmation de votre zèle, de votre influence grandissante, de la conversion de mon petit troupeau. Et dans votre vie si troublée, si pleine d’orages, le signe a éclaté comme la foudre. Il me laisse plus perplexe qu’avant. Car il est sûr désormais que ce signe est équivoque, que le miracle même n’est pas pur ! »

734.

en renversant l’ordre du roman dont l’ordre de ‘prologue – le saint de Lumbres – la tentation du désespoir’

735.

EB n°20, p.19

736.

voir l’étude de Astrid Heyer, « Sous le Soleil de Satan une structure dénaturée », EB n°20, 1991, p.7-20.

737.

Par ailleurs, on sait que G. Bernanos a achevé ‘Le saint de Lumbres’ en premier lieu (EEC I, 1094), Pierre Gille parle de la problématique de la composition du roman à partir de l’étude de William Bush, et il suggère que pour cette étude il faut étudier le roman non du côté de la genèse du livre, mais du côté de la réception. voir EB n°20, p. 21-34.

738.

« La fin manquée », EB n°12, 1971, p.61, où il parle de la bizarrerie de la construction du roman bernanosien par rapport à la construction classique du roman, il remarque que « Si nous supprimons Mouchette, rien n’empêche l’auteur de bâtir sa scène du maquignon, et si nous supprimons Saint-Marin, la mort de Donissan peut tout aussi bien se situer dans un confessional, mais sans Mouchette qui, la première, permettra à Donissan d’expérimenter malgré lui son don de vue des âmes, sans Saint-Marin qui fut jouisseur comme le vicaire de Menou-Segrais se mortifiait, la figure du saint de Lumbres demeure au niveau du personnage romanesque, et la présence du monde invisible n’est plus, ou très moindrement. »

739.

p.186

740.

« Interview de 1926 par Frédéric Lefèvre », EEC I, p.1043 

741.

« Satan et nous », EEC I, p.1100