2.3.6 La théorie de J.C.Coquet aide à découvrir où est la vérité dans cette lettre

La lettre de l’évêque est encadrée par le discours du narrateur. Si nous suivons l’ordre du récit, le narrateur invite d’abord le lecteur à lire une lettre adressée au chanoine Gerbier, et ensuite il lui donne les informations qui concernent l’abbé Donissan. Dans cette lettre, le ‘savoir’ et le ‘croire’ sont bien différenciés et problématisés.

J.C.Coquet propose un ‘modèle du discours de la vérité’ dans lequel la problématique du savoir et du croire peut être posée autrement. Et avec ce modèle, il propose de résoudre la problématique de la relation entre vérité et réalité.

Dans son hypothèse, d’une part, il pose deux sujets distincts : le sujet cartésien (pour qui le réel et le non-réel sont bien distincts), le non-sujet schizophrène (pour qui le réel et le non-réel ne sont pas distincts). D’autre part, il désigne le réel par ‘l’être (ê)’, le non-réel par ‘le paraître (^p)’. Ainsi il construit un modèle 773  :

« Modèle du discours de la vérité (A) »
« Modèle du discours de la vérité (A) »

J.C.Coquet utilise ce modèle pour la véridiction du discours d’un sujet (l’instance d’énonciation). Ainsi il introduit la formule discursive : ‘p est ... vrai’. (ici ‘p’ désigne une proposition) Dans la case vide (...), J.C.Coquet met les pronoms personnels : IL, ON, JE-TU, JE. Lorsque ‘p est IL vrai’, cette proposition est vraie sous le rapport de l’univers, IL. Tandis que ON désigne un groupe restreint, donc ‘p est ON vrai’ veut dire que pour ce groupe cette proposition est vraie, etc. Ainsi J.C.Coquet propose une relation entre la vérité et la réalité pour le sujet cartésien 774  :

Quant aux autres sujets (ON, JE-TU, JE), la relation entre ê et ^p est plus ou moins distincte et J.C.Coquet la désigne ainsi 775  :

Ce critère de la véridiction de J.C.Coquet peut être appliqué à la lettre de l’évêque pour y observer comment se manifeste la vérité du discours du côté de l’instance d’énonciation lorsque plusieurs points de vue (ou plusieurs discours de vérité) apparaissent dans un texte.

D’après la lettre de l’évêque, Donissan et M. Menou-Segrais sont ‘p est Je vrai’ (ils sont du côté du non-réel) et par contre ‘je’, ‘nous’ (l’évêque et le chanoine Gerbier) sont ‘p est IL vrai’ (ils sont du côté de la science et de la réalité : du savoir scientifique et expérimenté). L’evêque traite les gens (qu’il appelle ‘de bonnes âmes plus zélées que sages’) comme des irréalistes.

Tandis que dans le dernier paragraphe, le narrateur rapporte des faits qui se situent à cinq ans plus tard, à Lumbres. Le narrateur dispose alors de documents authentiques et de témoignages qui renversent les valeurs ou les critères de vérité de la lettre de l’évêque. Le savoir scientifique et expérimenté sur lequel s’appuie l’évêque, devient ‘p est ON vrai’ (‘ON’ est un group restreint, non pas la vérité universelle), c’est leur vérité. Les oeuvres réalisées par l’abbé Donissan viennent ici comme les preuves, par conséquent, ce que l’évêque a jugé comme ‘non-réel’ était le vrai ‘réel’. En attribuant à Donissan le vrai, son acte concernant Mouchette rapporté dans la lettre est justifié aussi et ainsi la vérité se révèle en renversant l’axe de vérité sur lequel l’évêque a construit sa lettre. Les confidences de Mouchette, faites à Donissan, ont été jugées scandaleuses et fausses par l’évêque, et se révèlent crédibles.

Ainsi à l’aide du modèle de J.C.Coquet, est justifié l’axe de véridiction de l’instance d’énonciation du texte de Bernanos, nous pouvons donc relire, depuis cet instance d’énonciation, la lettre de l’évêque : L’évêque y présente deux acteurs qui sont au coeur du scandale.

Le scandale porte sur le fait que Donissan a agi à la suite des confidences de Mouchette qui s’est confiée à lui alors qu’elle était sur le point de mourir. Cet acte scandalise tout le diocèse et la société civile. C’est un bon exemple pour observer les effets d’une confidence, lorsque sa valeur personnelle s’oppose à la valeur de la société (la valeur socio-culturelle toute faite).

Dans le texte, le discours du narrateur encadre la lettre de l’évêque. Cette lettre peut être découpée en 4 parties : l’adresse, l’objet 1 (sur Donissan), l’objet 2 (sur Mouchette), la solution du scandale.

L’adresse : La lettre de l’évêque est adressée au chanoine Gerbier et semble être une lettre de remerciement (comme si c’était son objectif). L’évêque laisse entendre quelles valeurs il a en estime, en félicitant le chanoine sur son ‘savoir faire’. Il apprécie son savoir plein d’expérience, scientifique, et effectif dans des circonstances très inattendues, et aussi son savoir-entretenir une bonne relation avec les autorités civiles afin d’éviter tout conflit entre elles et l’Eglise.

‘La foi’ paraît secondaire pour l’évêque,. Même si quelqu’un n’a pas la foi, s’il a une compétence scientifique, il l’admire. Ce point de vue marque ‘l’objet 1’ de sa lettre. ‘Donissan et Menou-Segrais’ sont une contre-valeur pour l’évêque, puisque le premier cause le scandale et le second le laisse exploser.

L’objet 2’ met en cause la crédibilité de la confidence de Mouchette à Donissan : est-ce que cette confidence est suffisament crédible pour que ce qu’elle demande soit réalisé ? Puisque l’acte de Donissan provoque le scandale (contre valeur de l’évêque), cette confidence n’est pas crédible. Pour en démontrer la faible crédibilité, l’évêque s’appuie sur les purs savoirs, et il cherche dans quel contexte cette parole a été prononcée (en tenant compte aussi de « ce qu’on sait du passé et de l’indifférence religieuse de Mlle Malorthy qui autoriseraient à croire que, ... l’approche de la mort bouleversait sa faible raison. »). Selon ces savoirs calculés, l’interprétation de Donissan est jugée fausse. Et l’évêque accuse l’abbé Donissan d’avoir été excessif en réalisant le désir d’une mourante malgré les protestations véhémentes des parents (« ... arrachant la malade aux mains paternelles, il l’a portée tout ensanglantée et moribonde à l’église,... De tels excès sont d’un autre âge, et ne se qualifient point. »)

Selon l’évêque, la foi doit suivre la courant du monde actuel.

L’harmonie entre l’Eglise et la société, et entre l’Eglise et la famille sont l’objet de sa prédilection, et surtout en cas de conflits, il compte moins sur la foi ou sur le témoignage personnel que sur la gestion de son monde ecclésial.

Notes
773.

J.-C. Coquet, « Les discours de la véridiction », dans De la croyance, 1983, p.60

774.

J.-C. Coquet, 1983, p.69

775.

J.-C. Coquet, 1983, p.73