1. Le parcours du saint de Lumbres

1.1 L’espérance d’un désespéré ?

‘« Une espérance me reste, c’est que le temps m’est mesuré, très mesuré... » 777

Voici la dernière parole que le curé de Lumbres laisse à l’abbé Sabiroux sur le chemin de retour à Lumbres après avoir manqué le miracle chez M. le Maître du Plouy, où il vient de subir l’ultime tromperie de Satan avec l’essai de résurrection de l’enfant mort. Au cours de cet essai,(au moment où il voit revivre le cadavre) le curé de Lumbres ressent une douleur atroce au thorax, il laisse échapper ce corps sur son lit de mort. A ce moment-là il entend un cri affreux derrière lui, et il quitte la chambre « comme un voleur » 778 dit le narrateur. C’est à la suite de cet événement qu’a lieu la dernière rencontre du curé de Lumbres avec l’abbé Sabiroux, sur le chemin de retour. Lors de cette rencontre, celui-là entend par l’abbé Sabiroux ce qui s’est passé après son départ de chez Maître du Plouy. L’enfant qu’il a vu revivre, n’est pas ressuscité et le cri qu’il a entendu, est un cri de délire de Mme Havret qui a vu aussi le mouvement de vie de son fils et qui cherche à appeler à présent le curé de Lumbres pour qu’il achève de rendre la vie l’enfant. L’événement est désastreux... et scandaleux... Pourtant à ce moment-là, le curé de Lumbres dit cette parole : « une espérance me reste, ... ».

Cette figure d’« espérance » permet de regarder le parcours entier du saint de Lumbres depuis son séjour à Campagne où il était vicaire.

A la suite de cette dernière parole d’« espérance », le curé de Lumbres revient à Lumbres et meurt dans le confessionnal entouré des gens qui désirent se confesser à lui. Dans ce lieu, jusqu’à la mort, il les écoute et intercède pour eux. En effet, l’ultime tentation de Satan 779  qu’il a eu chez le Maître du Plouy, lui a permis de comprendre la parole de l’abbé Menou-Segrais (le doyen de Campagne), entendu lors de leur dernier entretien :

‘« Entre le prêtre et le pénitent, il y a toujours un troisième acteur invisible qui parfois se tait ... et tout soudain parle en maître. Notre rôle est souvent tellement passif ! (...) comment donc imaginer, sans un certain serrement du coeur, que ce même témoin, capable de se servir de nous, sans nous rendre nul compte, nous associe plus étroitement à son action ineffable ? » 780

En effet, cette parole de l’abbé Menou-Segrais contient deux isotopies du rôle des prêtres : médiateur passif, médiateur actif. L’abbé Donissan, le soldat enragé (engagé) pour vaincre Satan (combattre Satan pour arracher les pécheurs de ses mains), choisit la deuxième isotopie (médiateur actif) pour son futur ministère auprès des fidèles à Lumbres. C’est au dernier moment de sa vie, grâce à l’événement tragique chez le Maître du Plouy, qu’il comprend enfin la première isotopie (médiateur passif) qu’il a manquée toute sa vie. Pourquoi y a-t-il un tel choix chez l’abbé Donissan ?

Ce choix vient de sa fausse interprétation d’une parole du doyen de Campagne. 781 Pendant la nuit de Noël (lors du premier entretien entre le doyen et le vicaire), l’abbé Menou-Segrais lui fait connaître sa vocation : tendre à ‘la sainteté’ 782 . Après cet entretien, l’abbé Donissan retourne dans sa chambre et, se sentant indigne de cette vocation, il interprète à sa façon ces paroles ambiguës :

‘« ‘La Sainteté !’ s’écria le vieux prêtre d’une voix profonde, ‘en prononçant ce mot devant vous, pour vous seul, je sais le mal que je vous fais ! Vous n’ignorez pas ce qu’elle est : une vocation, un appel. Là où Dieu vous attend, il vous faudra monter, monter ou vous perdre.’ »’

Mais en cours de sa réflexion, c’est à cause de la haine de soi 783 dérivant de son impuissance (non-compétence) à atteindre l’idéal de la sainteté (son rêve), et à cause de cette distance insurmontable entre sa nature et le but indiqué par le doyen qu’il est conduit à choisir un combat impitoyable contre Satan 784 . Le lendemain (donc le jour de Noël), l’abbé Donissan s’engage pleinement dans ce combat par un voeu solennel devant la croix et il le fait « avec un coeur pur » 785 . Donc dès le départ de sa vie sacerdotale, il rejette volontairement l’« espérance » ... qu’il va retrouver à la fin de sa vie...

Notes
777.

p.243

778.

p.240

779.

p.243 : « ... les tentation ordinaires ne sont que des rêves d’enfant, une rumination monotone, un ressassement, pareil au bavardage insidieux d’un juge. Mais lui, c’est le bourreau qui l’a questionné. »

780.

p.180

781.

p.88 « ‘(...) Nous sommes à cette heure de la vie où la vérité s’impose par elle-même d’une évidence irrésistible, (...) Alors, la prudence humaine n’est que pièges et folies. La sainteté !’ s’écria le vieux prêtre d’une voix profonde, ‘(...) Vous n’ignorez pas ce qu’elle est : une vocation, un appel. Là où Dieu vous attend, il vous faudra monter, monter ou vous perdre. (...)’ » ; voir aussi p.181 : « Ce n’est pas là mes leçons ! (...) » dit l’abbé Menou-Segrais.

782.

p.88

783.

p.96-104, surtout p.104 : « (...) il se haïssait tout entier. Ainsi l’homme qui ne peut survivre à son rêve, il se haïssait... Mais il n’avait dans la main qu’une arme inoffensive, dont il se déchirait en vain. »

784.

p.101-2 : « Mais à quoi bon rêver ? Au moment décisif, il accepte le combat, non par orgueil, mais d’un irrésistible élan. A l’approche de l’adversaire, il s’empare non de crainte, mais de haine. Il est né pour la guerre ; chaque détour de sa route sera marqué d’un flot de sang. »

785.

p.108-9 : « Alors il regarde la Croix. Depuis la veille il n’a pas prié, (...) De la médiocrité où il se désespérait de languir, la parole de l’abbé Menou-Segrais l’a porté à une hauteur où la chute est inévitable. (...) Tout joie vient de Satan. Puisque je ne serai jamais digne de cette préférence dont se leurre mon unique ami, ne me trompe pas plus longtemps, ne m’appelle pas ! Rends-moi à mon néant. Fais de moi la matière inerte de ton oeuvre. (...) Je ne veux même plus de l’espérance ! Qu’ai-je donner ? Que me reste-t-il ? Cette espérance seule. Retire-la-moi. Prends-la ! Si je le pouvais, sans te haïr, je t’abandonnerais mon salut, je me damnerais pour ces âmes que tu m’as confiées par dérision, moi, misérable ! Et il défiait ainsi l’abîme, il l’appelait d’un voeu solennel, avec un coeur pur... »