1.2 De la pensée satanique (ambiguë) au signe de l’Amour de Dieu

A. La figure de l’excès chez l’abbé Donissan

La rencontre avec Satan (sous l’aspect d’un maquignon) sur la route d’Etaples sera une étape décisive dans son projet de combat.

D’une part, au cours de cette rencontre, le maquigon révèle son identité : « moi, Lucifer » 786 , et livre combat à l’abbé Donissan. Et dans la plus grande partie de ce combat, l’abbé l’emporte à l’aide d’une vision mystérieuse dont il n’avait pas encore conscience. Cette expérience affermit en lui son projet de livrer combat à Satan qu’il affirmera avec assurance devant l’abbé Menou-Segrais lors de leur deuxième entretien 787 . Ainsi la rencontre avec le maquignon a renforcé le voeu solennel de Donissan, à peine formulé au matin de Noël devant la Croix 788 .

D’autre part, à la fin de la rencontre avec le maquignon, celui-ci révèle à l’abbé qu’il a reçu une grâce particulière : « Aujourd’hui une grâce t’a été faite. Tu l’as payée cher. Tu la paieras plus cher ! » 789 . Par ces paroles, le maquignon témoigne d’abord de la vision mystérieuse qui a fait voir à l’abbé le démon tel qu’il est 790 . Puis il situe ce don de la vision sur le système de l’échange. Dans les paroles du maquignon, la nature de ce don de la vision est de déformer, ce don n’est que le résultat d’un effort excessif (c’est-à-dire reçu en échange de ses mortifications). Ce qui est étrange (ou tragique) chez l’abbé Donissan, c’est qu’il vient de témoigner lui-même au maquignon qu’il a bénéficié d’une vision mystérieuse qui lui a fait connaître le démon(-maquignon) tel qu’il est, cependant Donissan ignore totalement cette vision, ... et lorsque le maquignon lui a dit qu’il a reçu une grâce particulière, l’abbé demande au maquignon de quoi il s’agit ... 791 En entendant ces paroles-ignorantes de l’abbé, le maquignon se réjouit. Et tout de suite, il détourne ce don de la vision à la vision mimétique (démoniaque) qu’il vient de reproduire devant l’abbé Donissan 792 . Ainsi les paroles du maquignon deviennent prophétiques de sorte que l’abbé se souvient de ses paroles, lorsqu’il a la vision de l’âme du carrier (l’âme idéale) sur le chemin du retour vers Campagne 793 . Devant ce prodige, d’abord l’abbé Donissan reste dans son ‘humble pensée’, bien qu’il se culpabilise d’avoir retardé cette initiation :

‘« Déjà incapable de se juger digne d’une grâce singulière, exceptionnelle, dans la sincérité de son humble pensée, il était près de s’accuser d’avoir retardé par sa faute cette initiation, de n’avoir pas encore assez aimé les âmes, puisqu’il les avait méconnues. » 794

Cette « humble pensée » le conduit à se mépriser et à s’accuser de sa faute, au lieu de s’émerveiller et de contempler le don merveilleux de Dieu. L’inspiration de ‘son humble pensée’ conduit l’abbé à mettre l’accent sur sa faiblesse humaine, et sur son manque de disponibilité et de charité envers les âmes. Ensuite, l’influence du maquignon est encore grande lorsqu’une autre « pensée » vient en l’abbé :

‘« Et une pensée lui vint spontanément, ajoutant au respect et à l’amour une sorte de crainte : n’était-ce pas devant celui-là, et celui-là seul, que l’autre avait fui ? » 795

Si la première pensée (humble pensée) a poussé Donissan à un excès d’humilité, la deuxième pensée le pousse grandir à l’excès l’âme du carrier, et à sublimer le carrier lui-même) 796 . C’est dans ces excès que l’abbé Menou-Segrais verra le signe du diable :

‘« ‘Pour moi ce signe ne peut tromper : le diable est entré dans votre vie.’ » 797

Notes
786.

p.130

787.

p.181-182 : « ‘Je n’est pas blasphémé’, reprit l’abbé Donissan. ‘(...) Cependant, ce n’est pas sans cause qu’il m’a été révélé un jour, d’une manière si efficace, l’effrayante horreur du péché, le misérable état des pécheurs, et la puissance du démon.’ ‘A quel moment ?...’ commença Menou-Segrais. Mais, sans le laisser acherver, (...) le futur saint de Lumbres continuait : ‘(...) Il n’est pas tout à fait maître du monde, tant que la sainte colère gonfle nos coeurs, tant qu’une vie humaine, à son tour jette le Non serviam à sa face.’ Des mots se pressaient dans sa bouche, (...) Et ce flot de paroles chez un homme naturellement silencieux trahissait presque le délire. ‘Je vous arrête’, dit froidement l’abbé Menou-Segrais. »

788.

p.109

789.

p.138

790.

p.134 : « ‘Il m’est donné de te voir’, prononça lentement le saint de Lumbres. ‘Avant que cela est possible au regard de l’homme, je te vois. (...) ô créature suppliciée !’ »

791.

p.138 : « ‘Quelle grâce ?’ s’écria l’abbé Donissan. Il eût voulu retenir cette parole, mais l’autre s’en empara aussitôt. La bouche impure eut un frisson de joie. » 

792.

p.138 : « Tel tu t’es vu toi-même, te dis-je, tel tu verras quelques autres... Quel dommage qu’un don pareil à un lourdaud comme toi ! »

793.

p.143 : « Et tout à coup il comprit. ‘Ainsi que tu t’es vu toi-même tout à l’heure’, avait-dit l’affreux témoin. C’était ainsi. Il voyait. Il voyait de ses yeux de chair ce qui reste cathé au plus pénétrant –à l’intuition la plus subtile- à la plus ferme éducation : une conscience humaine. »

794.

p.144

795.

p.144

796.

p.145 : « Cette majeusté du coeur pur arrêtait les mots sur ses lèvres. Etait-ce possible, était-ce possible qu’à travers la foule humaine, mêlé aux plus grossiers, témoin de tant de vices que sa simplicité ne jugeait point ; était-ce possible que cet ami de Dieu, ce pauvre entre les pauvres, se fût gardé dans la droiture et dans l’enfance, qu’il suscitât l’image d’un autre artisan, non moins obscur, non moins méconnu, le charpentier villageois, gardien de la reine des anges (...) »

797.

p.177