B. Une pensée trompeuse, l’inspiratrice de l’ironie

Pendant le deuxième entretien avec l’abbé Menou-Segrais, lorsque ce dernier a rappelé que le rôle du prêtre dans le confessional n’est que d’être un médiateur passif, Donissan affirme être inspiré d’une pensée qui vient de Dieu et qu’il sera médiateur actif dans cette fonction sacerdotale (le combat contre Satan) :

‘« ‘Dieu m’a inspiré cette pensée qu’il me marquait ainsi ma vocation, que je devais poursuivre Satan dans les âmes, et que j’y compromettrais infailliblement mon repos, mon honneur sacerdotal, et mon salut même.’ » 798

A ce ‘savoir croire-être’ de Donissan, l’abbé Menou-Segrais oppose un ‘ne pas croire cette pensée’. L’inspiration ne vient pas de Dieu mais de Satan, le doyen discerne en effet dans cette pensée un signe ambigu qui pousse son vicaire à l’excès dans toutes ses entreprises. Et vers la fin de leur entretien, discernant que le désespoir conduit l’abbé Donissan à la haine du pécheur, le doyen lui dit de renoncer cette pensée :

‘« ‘Avant de continuer, (...), renoncez cette pensée à jamais, et priez Dieu de vous pardonner.’ (...) ‘Gardez-vous d’insistez’, fit-il. ‘Taisez-vous. Il ne s’agit plus que d’oublier. Je sais tout. L’entreprise a été irréprochablement conçue et réalisée de point en point. Le démon ne trompe pas autrement ceux qui vous ressemblent. S’il ne savait abuser des dons de Dieu, il ne serait rien de plus qu’un cri de haine dans l’abîme, auquel aucun écho ne répondrait...’ » 799

Pourtant bien que l’abbé Menou-Segrais ait vu juste en ce qui concerne l’abbé Donissan, l’ambiguïté du signe le laisse indécis jusqu’à la fin dans son discernement au sujet de la vocation à la sainteté qu’il a lui-même suggérée à son vicaire, et il finit par dire ainsi : « ‘Me serais-je trompé sur vous ? Ai-je encore trop attendu ! Un vieillard ne peut plus manquer sa vie. Mais j’aurai manqué ma mort.’ » 800 , et sur ces mots, le doyen quitte la scène.

« La pensée » que Donissan a cru inspirée par Dieu, il l’attribue à Satan, lorsque le lecteur lit l’ultime cri du curé de Lumbre à la dernière page du roman : « ‘O ! l’affreuse pensée ! Ce miracle même... ’ » 801 Cette identification ne vient pas du résultat de la discussion théologique ou idéologique avec l’abbé Menou-Segrais ou de la discussion morale et scientifique avec l’abbé Sabiroux, elle vient d’un réel rencontré à travers le miracle manqué.

En effet, la pensée trompeuse revient encore une fois au moment où le curé de Lumbres entre dans la salle de Maître du Plouy, où Mme Havret vient se jeter à ses pieds. A ce moment tragique (car au moment même où le curé entre chez eux, la sage-femme vient d’annoncer le décès de l’enfant 802 ), le curé de Lumbres entend une autre voix qui frappe à ses oreilles :

‘« ‘Sauve-toi toi-même, c’est l’heure !’ disait aussi la voix jamais entendue, tonnante. ‘Finies la lutte vaine et la monotone victoire ! Quarante ans de ravail et de petit profit, (...) Hâte-toi ! ... Voilà ton premier pas, ton unique pas hors du monde !’ » 803

Il dira à l’abbé Sabiroux lorsqu’il est sorti avec celui-ci dans le jardin de Maître du Plouy : « ‘une pensée m’est venue...’ » 804 ,  et il l’interprète comme une certitude qui vient de Dieu :

‘« Même à genoux devant vous, plongé dans l’angoisse, doutant même de mon salut, ... je crois ... je dois croire ... invinciblement... que cette certitude venait de Dieu. » 805

Bien qu’il se juge incapable d’être instrument de Dieu 806 , le curé de Lumbres interprète cet appel (‘ressusciter l’enfant mort’) comme une inspiration de Dieu. La pensée devient une ‘certitude’ lorqu’il parle à l’abbé Sabiroux. Et lorsque celui-ci (après avoir un long entretien avec le curé de Lumbres, devenant son admirateur) le pousse plus loin avec assurance en disant : « ‘c’est Dieu qui vous inspirait tout à l’heure.’ » 807 , cette pensée devient une absolue nécessité. On peut interpréter de deux manières ce rappel de l’abbé Sabiroux : premièrement, c’est une parole de tentateur, deuxièmement c’est un effet de la rencontre ?

  • i) Premièrement, une parole de tentateur  : le cri du curé de Lumbres lorsqu’il a rencontré l’abbé Sabiroux au seuil de la maison du Maître du Plouy, « ‘ne me tentez pas !’ » 808  devient compréhensible, en effet, la parole rassurante de l’abbé Sabiroux qui est devenu son admirateur, n’est qu’une parole de tentation. C’est donc l’oeuvre de Satan qui s’inscrit dans cette parole de l’abbé Sabiroux, ainsi est défini ce qu’est une tentation...

La tentation de Satan n’est pas une nouvelle pensée extraordinaire inspirée à l’homme. On peut la caractériser comme un simple élan qui pousse l’homme un peu plus loin dans la direction où il s’est engagé avec hésitation et sans assurance. Elle encourage l’homme par une parole rassurante (qui tient le rôle de l’applaudissement), afin de l’enfoncer davantage dans son idée première. A ce moment-là, l’abbé Sabiroux joue le rôle du tentateur par rapport au curé de Lumbres. De plus, lorsque l’abbé Sabiroux affirme que cette inspiration est de Dieu, le curé de Lumbres ne se souvient plus du tout ce qui s’est passé : « ‘Même pour un moraliste, le tragique, l’étonnant oubli !... Hé quoi ! Il ne se souvient plus ?...’ » 809 . Cet oubli, ce trou de mémoire nous donne encore un soupçon sur l’origine de ‘cette pensée’. « Sous un tel coup, l’héroïque vieillard n’a pas plié les genoux. » 810 dit le narrateur. A ce moment-là, dans son monologue intérieur le curé de Lumbres relit son erreur :

‘« ‘J’ai haï le péché’, se dit-il, ‘puis la vie même, et ce que je sentais d’ineffable, dans les délices de l’oraison, c’était peut-être ce désespoir qui me fondait dans le coeur.’ » 811

Dans ce monologue, revient la remarque ingénieuse de l’abbé Menou-Segrais qui a discerné le désespoir de Donissan. Dans le dernier cri du saint de Lumbres 812 , ces figures qui caractérisent le parcours erroné de l’abbé Donissan seront rassemblées et identifiées sous une thématique, « la tromperie de Satan », « ... trompeuse image de la déréliction des saints, ton désespoir, ineffable à un coeur d’homme ». Le mot « ineffable  » est utilié ici pour marquer l’action démoniaque dans le coeur de l’homme. Ce même mot était déjà présent dans les paroles de Menou-Segrais lors de leur deuxième entretien 813 , mais celui-ci l’avait utilisé pour décrire l’action de l’Esprit Saint.

En effet, selon l’ingénieuse remarque du doyen, l’abbé Donissan motivé par ‘la haine aveugle du péché’ 814 , glisse dans une confusion entre l’objet de sa haine (péché) et le sujet qui le porte (pécheur) 815 . Et cette confusion aura un effet désastreux que le lecteur connaît par avance avec le suicide de Mouchette 816 raconté avant le deuxième entretien du doyen avec son vicaire. Le doyen, ne connaissant pas encore cet événement tragique, discerne un signe démoniaque dans cette étrange pensée de Donissan qui s’est infiltrée et affermie en lui entre la nuit de Noël (révélation de sa vocation à la sainteté) et la nuit de la route d’Etaples dont il vient d’écouter le récit.

  • ii) Deuxièmement, un effet de la rencontre  : le rappel de l’abbé Sabiroux : « ‘c’est Dieu qui vous inspirait tout à l’heure.’ » 817 , venant juste après le triple reniement du curé de Lumbres 818 par lequel se termine son grand discours sur l’action de Satan dans l’humanité, a un effet de réveil pour le saint de Lumbres. En effet, ce rappel lui fait abandonner un discours imaginaire et l’amène à la réalité : « Le curé de Lumbres l’éprouve ; il consomme la pensée qui le tue. Quoi donc ! au moment même où je me croyais... quoi ! jusque dans l’ivresse de l’amour divin !... » 819 Ce brusque réveil du curé de Lumbres est semblable à celui de Saint-Marin devant le confessionnal 820 .

Avec ce réveil, le curé de Lumbres commence à douter de Dieu : « ‘Dieu s’est-il joué de moi ?’ s’écrie-t-il. » 821 Mais malgré le doute, il maintient son projet initial et se dirige vers la chambre de l’enfant mort :

‘« Dans la dissipation d’un rêve qui nous parut toujours la réalité même, et auquel notre destin s’était lié, lorsque le désastre est complet –atteint son point de perfection,- quelle autre force nous sollicite encore, sinon l’âpre désir de provoquer le malheur, de le hâter, de le connaître, enfin ? - ‘Allons’, dit le curé de Lumbres. » 822

C’est exactement de cette façon que Saint-Marin ouvre la porte du confessionnal 823 . Une démarche en trois étapes :

dissipation d’un rêve → désir (de provoquer le malheur) → se hâter de le connaître.

C’est ainsi que le curé de Lumbres découvrira dans l’oeil de l’enfant mort le véritable instigateur de la ‘pensée’ : ‘une autre pensée’ différente de celle de l’homme, ... c’est la présence de Satan, le trompeur ingénieux :

‘« Les prunelles, d’un noir mat, n’ont plus de pensée humaine ... Et pourtant... Une autre pensée peut-être ?... Une ironie bientôt reconnue, dans un éclair... Le défi du maître de la mort, du voleur d’hommes... C’est lui. – ‘C’est toi. Je te reconnais’, s’écria le misérable vieux prêtre d’une voix basse et martelée. » 824

Notes
798.

p.180

799.

p.184-185

800.

p.186

801.

p.283

802.

p.211 : « L’enfant, dont l’état était d’ailleurs désespéré, s’était éteint pendant ma courte absence. La sage-femme, Mme Lambelin, avait scientifiquement constaté le décès, sans erreur possible. ‘Il est mort’, nous dit cette personne à voix basse. (Mais je ne sais si M. Le curé de Lumbres l’entendit.) Il avait passé le seuil, fait quelques pas, lorsque, par un mouvement bien touchant, et dont toute personne éclairée peut, en y déploirant toutefois une certaine exagération, due surtout à l’ignorance, honorer la sincère piété, la malheureuse mère vint littéralement se jeter aux pieds de mon vénérable confrère, et dans l’emportement de son désespoir, elle baisait sa vieille soutane, frappant le sol de son front avec un bruit qui retentissait dans mon coeur. Au contact de la pauvre femme, et sans baisser sur elle les yeux, M. le curé de Lumbres s’arrêta net. » que rapporte l’abbé Sabiroux beaucoup plus tard à M. le chanoine Cibot.

803.

p.209

804.

p.217

805.

p.218

806.

p.218 : « ‘Un miracle, moi ! ..’ »

807.

p.230

808.

p.208

809.

p.230

810.

p.230

811.

p.230

812.

p.283-284

813.

p.180 : « Comment donc imaginer, sans un certain serrement de coeur, que ce même témoin, capable de se servir de nous sans nous rendre nul compte, nous associe plus étroitement à son action ineffable ? »

814.

p.183

815.

p.183 : « Le désespoir, répéta l’abbé Menou-Segrais sur le même ton, et qui vous eût conduit de la haine aveugle du péché au mépris et à la haine du pécheur. »

816.

p.168-169

817.

p.230

818.

p.229 : « Il pousse Sabiroux contre le mur, il lui crie dans l’oreille, et d’un inoubliable accent : ‘Nous sommes vaincus, vous dis-je ! Vaincus ! Vaincus !’ Une minute, une longue minute, il écoute son propre blasphème, comme la dernière pelletée de terre sur une tombe. Celui qui renia trois fois son maître, un seul regard a pu l’absoudre, mais quelle espérance à celui-là qui s’est renié lui-même ? »

819.

p.231

820.

p.281-282 : « L’obsession devient si forte qu’il croit rêver, perd un contact, frissonne en se retrouvant seul. Ce réveil trop brusque a rompu l’équilibre, le laisse agité, nerveux. Il regarde avec méfiance le confessionnal vide si proche. »

821.

p.231

822.

p.231

823.

p.282 « Ce réveil trop brusque a rompu l’équilibre, le laisse agité, nerveux. Il regard avec méfiance le confessionnal vide, si proche. La porte close au rideau vert l’invite... Hé quoi ! quelle meilleure occasion de voir plus que le pauvre logis du bonhomme, son grabat, sa discipline : le lieu même où il se manifeste aux âmes ? (...) A soixante-dix ans, sa première impulsion est toujours nette, franche, irrésistible, dangereux privilège des écrivains d’imagination... Sa main tâtonne, trouve une poignée, ouvre d’un coup. (...) le regret d’avoir agi si vite, au hasard ; (...) »

824.

p.236