2.1 Une approche littéraire pour le personnage d’Antoine Saint-Marin

Antoine Saint-Marin : Dès la parution de SSS, les critiques considèrent que ce personnage est une caricature d’Anatole France, que l’Interview de 1926 par Frédéric Lefèvre rapporte au lecteur :

‘« Lefèvre : ‘Vous voulez parler d’Antoine Saint-Marin, où l’on s’est déjà empressé de reconnaître Anatole France. On a dit en effet que cette image était haineuse.’ ; Bernanos : ‘Je n’ai pas voulu me borner à une caricature d’Anatole France, mais puisqu’on parle de lui, tant mieux. Cela devrait contenter, d’ailleurs, ses rare disciples, dans un moment où leur maître glisse à une indifférence, à un oubli mille fois plus dur à un tel homme que le mépris. Son oeuvre est vile. Ce n’était qu’un jeu, dit-on. Mais quel jeu ? Jouer avec l’espérance des hommes, c’est duper la faim et la soif du pauvre. Il y a peut-être aujourd’hui dans le monde tel ou tel misérable, fait pour se rassasier de certitude et qui meurt désespéré parce que l’auteur de Thaîs avait de l’esprit, savait sa langue. Cela, c’est la faute que rien ne rédime, c’est le crime essentiel, absolu. (...) il serait bon que cet homme ne fût jamais né.’ »  853

Ph. le Touzé s’enfonce dans cette position utilisant l’expression de SSS qui appelle ce personnage le ‘patriarche du néant’ 854 et affirme dans ce personnage le reflet du critique d’un écrivant célébre :

‘« (...) derrière Saint-Marin, Anatole France, l’homme du ‘calembour sacrilège’ et de la vérité ‘trahie, bernée, brocardée’ (SSS, p.281), le représentant de cette société aux mots ‘pipes’ dans la guerre de 1914 a dénudé le mensonge. » 855

Mais le personnage créé dans le roman n’est pas toujours applicable systématiquement à tel ou tel personnage de l’histoire, même si l’auteur a été inspiré d’un tel personnage réel. Miner inisiste sur ce point :

‘« (...) l’intervention de Saint-Marin, dans cette troisième partie, n’a pas seulement pour but de ridiculiser une certaine forme de pensée et d’art. Elle permet de mesurer l’abîme qui sépare la sainteté authentique de l’image édulcorée que s’en font les esprits lâches. Mais l’emploi de tel éclairage ou de telle méthode de présentation n’a jamais, pour Bernanos, rien de systématique. » 856

Quant à C.W.Nettelbeck cherche le successeur de Saint-Marin dans les oeuvres plus tardives de Bernanos ; Saint-Marin, Guérou, Ganse (Un mauvais rêve). Il donne un argument : « La persistante attaque que Bernanos livre à ces personnages est avant tout la réaction d’une sensibilité chrétienne contre une littérature essentiellement athée. » 857 D’ailleurs, C.W.Nettelbeck résume ainsi ce personnage d’après SSS :

‘+ Saint-Marin (Antoine) : « Célèbre écrivain de l’Académie Française ; il a soixante-dix ans. Sa sainté est fragile ; on voit sa « longue main d’ivoire » appuyée sur sa cranne. Son génie prétend ne rien respecter : seuls l’intéressent le rare et le singulier. D’une grande sensibilité, sa curiosité est stérile, car il exploite ses émotions au fur et à mesure. Il se dit rationaliste – ‘le dernier des Grecs’ -, mais il éprouve ‘une crainte sordide de la mort’. Venu à Lumbres par curiosité, mais aussi pour se rafraîchir, il s’intéresse à la chambre de Donissan, puis va dans l’église pour attendre celui-ci. Il rêve d’une paix définitive : il va se retirer à la campagne ; il se joue la comédie d’une conversion religieuse, se prend à son propre jeu. Dans ce rêve, il retrouve une nouvelle vigueur. Lorsqu’il découvre le cadavre de Donissan, mort dans son confessionnal, il n’éprouve qu’une ‘déception rageuse’, révélant ainsi sa méconnaissance profonde du saint et de la sainteté. » 858

La remarque de P.R.Leclercq qui compare l’affrontement de Saint-Marin et le cadavre du curé de Lumbres, comme l’affrontement de deux doutes 859 , et l’affirmation de W.Bush qu’il y a une rencontre du saint de Lumbres avec Satan dans la chambre de l’enfant mort chez le Maître du Plouy 860 , rejoigneront notre analyse. Quoi que l’analyse de ce dernier (W.Bush) s’attribue dans l’ordre plus important à la rencontre avec le maquignon, nous verrons dans notre analyse, comment la rencontre du saint de Lumbres avec Satan (comme le nomme W. Bush) se termine (se transforme) par la Rencontre avec Dieu.

Revenons à l’étude de C.W.Nettelbeck :

‘« Soutenant donc que des écrivains comme Gide et Proust (qui se racontent), et comme France (qui ironise sur autrui) utilisent la littérature principalement pour se fuir, Bernanos arrive au plus efficace de sa satire en affirmant qu’une telle fuite est impossible. Saint-Marin, qui parle de la mort comme d’une chose banale, ne peut néanmoins se débarrasser de la préoccupation et de la peur de sa propre mort. Voici quelque chose d’irréductible, à quoi il ne pourra pas échapper : une peur qui ne se laissera pas sublimer. Cet homme qui a pris l’habitude de se renouveler continuellement, de rester ‘disponible’, ouvert à chaque instant, et qui professe une philosophie nihiliste, éprouve devant la mort une ‘terreur d’enfant’. Il ne fait pas face à cette peur ; au contraire les plaisirs sensuels qu’il cherche dans la débauche, croyant seulement jouir la chair, ne sont en réalité qu’une autre manière, aussi insuffisante que la littérature, de se fuir. Saint-Marin est enfermé dans un cercle vicieux, où il restera, malgré les machinations délicates de son esprit, à tourner en rond, sans la possibilité de déboucher sur une véritable nouvelle fraîcheur. Les sensations délicieuses qu’il éprouve dans l’église de Lumbres en pensant à la paix définitive d’une conversion sont brusquement frappées de stérilité lorsque, confronté avec le cadavre de Donissan, il constate la terrible réalité impliquée dans une authentique démarche vers Dieu. (A vrai dire il ne faisait que simuler sa sensibilité par une sorte d’exercice intellectuel.) La voilà face à face avec un nouveau fait irréductible : désormais, s’il veut se convertir, il devra s’engager totalement dans cette voie, renier sa propre manière de penser. Cela lui est impossible, car il est trop prisonnier de son orgueil. La ‘liberté’ qu’il s’est façonnée l’empêchera toujours de sortir de lui-même. » 861

Ce passage est intéressant pour le parcours de Saint-Marin, plusieurs expressions (figures) reviendront dans notre analyse : ‘utiliser la littérature pour se fuir’, ‘la peur de sa propre mort irréductible’, ‘une peur qui ne se laissera pas sublimer’, ‘terreur d’enfant’, ‘plaisir sensuel pour se fuir’, ‘cercle vicieux’, ‘tourner en rond’, ‘la paix intellectuelle’, ‘la terrible réalité impliquée dans une authentique démarche vers Dieu’, ‘renier sa propre manière de penser’. Cependant SSS finit sur le face à face de deux personnages. Il me semble qu’il est trop hâtif de conclure en condamnant Saint-Marin au cercle vicieux qui l’empêche de sortir de lui-même, puisque le texte ne raconte pas la suite de son histoire... C.W.Nettelbeck poursuit sa réflexion sur la scène du face à face de deux acteurs :

‘« En confrontant le cadavre de Donissan et l’académicien, Bernanos met face à face les deux visages de l’humanité de 1920 : celui du martyr qui s’est sacrifié pour ‘la plus hante réalité’, celui, vieux et usé, de ceux qui, par égoïsme ou par peur de la mort, ont refusé la lutte. » 862

Entrons dans l’analyse.

Notes
853.

Le Crépuscule des vieux, Gaillimard, 1956, p.75, repris chez Pléiade, EEC I, p.1043.

854.

p.261 « Jamais le patriarche du néant, à ses meilleures heures, ne s’éleva plus haut qu’un lyrique dégoût de vivre, un nihilisme caressant. »

855.

Ph. Le Touzé, 1977, p.553

856.

Max Milner, 1967, p.94.

857.

C.W.Nettelbeck, 1970, p.72

858.

C.W.Nettelbeck, 1970, p.214-215

859.

Pierre-Robert Leclercq, « ‘Le saint de Lumbres’ ou la ‘fin manquée’ », dans EB n°12, p.70 : « ... le doute qui s’installe en lui (Saint-Marin), doute de l’athée en réplique au doute du croyant Donissan »

860.

W. Bush, « Le grand départ de Bernanos romancier », dans EB n°12, p.49 : « Certes, dans la chambre mortuaire du petit garçon, Bernanos tenait à une rencontre, consciente de la part de Donissan, de celui-ci avec Satan. (...) Pourtant en ce qui concerne la vision créatrice de Bernanos, la tentation, plus spectaculaire, qui pousse Donissan à exiger la résurrection d’un enfant semble moins profonde et moins personnelle que celle de la rencontre avec le maquignon, bien que la structure du roman accorde à cette tentation-là une place plus important. »

861.

C.W.Nettelbeck, 1970, p.77

862.

C.W.Nettelbeck, 1970, p.147