2.4 Deux carrés sémiotiques orientés vers une nouvelle ouverture

A. Le carré standard

A partir de ce carré, deux programmes se dessinent : PNa) la quête d’une paix (ou la fuite de l’angoisse) ; PNb) le combat contre l’angoisse. Dans ce carré, l’angoisse et la paix sont en relation de contrariété pour l’acteur Saint-Marin.

Saint-Marin entre dans l’église de Lumbres à la fin du chapitre XII de la 2ème partie dans SSS 876 . Dans cette église, il jouit d’une ambiance paisible. Encouragé par cette ambiance, il imagine sa mort paisible qui sera la réalisation du PNa. Au début du ch. XV de cette même partie de SSS, le narrateur décrit que ce qu’il vient d’imaginer n’est qu’un rêve 877 . Pour se maintenir dans cette vision imaginaire d’une mort paisible et pour trouver la preuve de l’existence d’un saint à miracle, il ouvre la porte du confessionnal qu’il croit vide. Là, il découvre la « face terrible, foudroyée » 878 . Ce corps rencontré l’invite à continuer sa quête : « (...) le corps tout entier mime un affreux défi : ‘Tu voulais Ma Paix’, s’écrie le saint, ‘Viens la prendre !’ » 879 Ce à quoi ‘le saint’ l’invite ici, c’est la jonction entre l’angoisse et la paix que Saint-Marin trouve impossible à concilier. Ce que ‘la face terrible’ l’invite à percevoir, est le face à face avec sa propre angoisse. C’est par ce seul chemin que Saint-Marin obtiendra ce qu’il désire. C’est-à-dire un combat à mener contre ses propres angoisses.

C’est « l’angoisse devant la mort » qui pousse, en effet, Saint-Marin à la recherche d’un saint à miracles qui lui permettrait de vivre une mort paisible. C’est devant la pression de sa propre mort qui surgit tout à coup devant lui, « comme un troisième camarade » 880 , qu’il cherche à se dégager (ou à se sauver) de l’angoisse.

La mort ne serait-elle pas (ne devrait-elle pas être) la récompense d’une longue et pénible ou douleureuse vie ? Lorsque Saint-Marin a vu dans la chambre du saint, « deux gros souliers béants, verdis par l’âge (...) deux pauvres vieux souliers, pleins d’une lassitude infinie, plus misérables que des homme » 881 , il s’est réjoui et a été saisi d’une grande admiration, parce qu’il a trouvé dans cette image « la même chose qu’il attendait lui-même », et cette image lui fait prononcer, « ‘cette espèce de sagesse (...) qui trouve dans l’élan même de l’action sa raison d’être et sa récompense.’ » 882

Pourtant Saint-Marin découvre ensuite dans ce lieu autre chose qui provoque en lui un vertige : les traces de la mortification excessive du curé de Lumbres 883 . Son vertige vient-il de cette trace rousse sur le mur qui réveille en lui l’angoisse de sa propre mort ? 884 En tout cas, cette vision le conduit à faire une confession à l’abbé Sabiroux (le prêtre stupide) pour la première et dernière fois 885 , lui qui n’a jamais voulu (dans sa vie) s’ouvrir ni à son inférieur, ni à son égal... 886

La considération de la figure de l’angoisse comme un objet qui peut être échangé avec la paix (Ov) qu’il désire, conduit Saint-Marin à Lumbres pour s’approprier la paix d’un vrai saint. Ce serait le programme imaginé (PNa) contre le réel rencontré (PNb). Dans cette recherche de Saint-Marin, au-delà de ces deux programmes impossibles à concilier, un parcours figuratif se dessine peu à peu. Ce parcours, parsemé de signes ou de figures, n’apparaît pas d’emblée, mais il apparaît en se heurtant, en s’opposant à la quête de Saint-Marin. Et à la fin du parcours seulement, ce parcours figuratif est exprimé par une figure, ‘une sentinelle’ par laquelle d’emblée Saint-Marin interprète (ou donne une métaphore sur ce qu’il voit) la mort du saint qu’il vient de découverir. Cette métaphore résume paradoxalement la vie toute entière du saint de Lumbres : « ‘(...) telle une sentinelle, tuée d’une balle dans sa guérite, à bout portant’ » 887 . C’est le parcours du combat (du guetteur, du témoin, ... voire de l’athlète). Si les deux programmes dans le carré sont des parcours de l’objet (l’ordre d’‘avoir’, il s’agit de posséder ou de perdre), le parcours figuratif, que Saint-Marin exprime par une figure, est le parcours du sujet (l’ordre de l’‘être’), une identité construite par le texte.

Notes
876.

Selon la remarque de P.-R. Leclercq, (« ‘Le saint de Lumbres’ ou ‘La fin manquée’ » dans EB n°12, p.63 : « Si l’ « Histoire de Mouchette » compte par section 14 pages en moyenne, et « La Tentation du désespoir » 29, alors que « Le Saint de Lumbres » n’en comprend que 5 pages (...) »), la chapitre XII qui compte 13 pages est étonnamment le plus long chapitre parmi ceux de la deuxième partie de SSS. C’est dans ce chapitre que les trois hommes se rencontrent et visitent ensemble la chambre du saint où Saint-Marin se sent envahi par le vertige en voyant les traces de la mortification excessive du saint de Lumbres.

877.

p.281 « L’obssession devient si forte qu’il croit rêver, perd un moment contact, frissonne en se retrouvant seul. Ce réveil trop brusque a rompu l’équilibre, le laisse agité, nerveux. »

878.

p.282 « (...) voilà ce qu’il a vu d’abord. Puis... petit à petit... dans l’ombre plus dense... une blancheur vague, et tout à coup la face terrible, foudroyée. »

879.

p.284

880.

p.255

881.

p.261

882.

p.261

883.

p.262 « Mais ni le crucifix ni le fouet ne retenaient le regard du maître. C’était à hauteur d’homme, une singulière éclaboussure, couvrant presque un pan de la muraille, faute de mille petites traces si rapprochées vers le centre qu’elles n’y formaient plus qu’une masse unique, d’un rose encore vif, d’autres à peine visibles, dans l’épaisseur de la chaux, comme absorbées, desséchées, d’une couleur indéfinissable. La croix, le fouet de cuir, la muraille rougie... Cette frandeur sauvage que la sagesse antique... Le éminent musicien n’eut pas le courage de plaquer son dernier accord, et cessa brusquement sa chanson. »

884.

p.263 « Nul n’a parlé plus librement de la mort, avec plus de nonchalance et d’moureux mépris. Nul écrivain de notre langue ne semble l’avoir observée d’un regard si candide, raillée d’une moue si moqueuse et si tendre... Pour quelle mystérieuse revanche, la plume posée, la craint-il comme une bête, comme un brute ? »

885.

p.265-266 « Et c’est son coeur, en effet, son vrai coeur, que le vieux comédien va jeter, va cracher une fois pour toutes, aux pieds de ce prêtre stupide. ‘Je sais ce que m’offrent les plus éclairés de vos pareils, l’abbé : l’immortalité du sage, (...) sous un bon Dieu raisonneur. (...) Au fond, nous sommes dupes, l’abbé, repics et capots ! (...) A quarante ans, on couche avec des duchesses, à soixante ans (...) Plus tard... Hé ! Hé ! plus tard... on porte envie à des hommes comme votre saint de Lumbres qui eux au moins savent vieillir !... La voulez-vous, ma pensée ? La pensée de l’illustre maître, ma pensée toute crue ? Quand on ne peut plus...’ »

886.

p.279 « Il ne s’ouvre jamais à l’inférieur, il ment toujours à son égal. S’il laisse après lui des mémoires véridiques, sa dissimulation naturelle se double d’un de ces effrayants accès de vanité posthume que le public connaît assez. Rien n’est moins qu’une parole d’outre-tombe. »

887.

p.282