B. Le carré de la véridiction chez Saint-Marin

La situation initiale de Saint-Marin dans sa démarche vers Lumbres est complexe.

D’une part, à cause de sa position mensongère (‘paraître + non-être’) qu’il a créée et durcie dans sa vie par ses oeuvres romanesques et par sa carrière d’écrivain, et qui fait croire à tout le monde qu’il a transcendé le problème de la mort comme les philosophes grecs. Pourtant l’approche de sa mort lui révèle son être peureux, différent de ce qu’il a lui-même imaginé et cru de lui-même... Cette révélation le pousse à l’angoisse de la mort, et pose la problématique complexe du rapport entre ses paroles et ses relations avec d’autui.

En effet, Saint-Marin a eu toute sa vie une langage double et ironique 888 . A la fin de sa vie, interpellé par l’angoisse de sa propre mort, il devient la proie de ses mensonges qui l’enferment dans un circuit sans issue. Il se sent incapable d’en sortir. A ce stade, lorsqu’il est envahi par la peur, même s’il essaie de confier son angoisse à ses intimes, ses paroles leur apparaissent comme une nouvelle ironie qui leur donne l’occasion de l’admirer encore une fois 889 . On peut schématiser ce phénomène avec les flèches qui mènent vers le mensonge : être non-être → paraître. Toutes ses paroles lui échappent et deviennent mensonge et ironie.

D’autre part, l’approche de la mort crée en lui un secret (être + non-paraître). Puisque toutes ses paroles vraies glissent vers le mensonge, ou deviennent ironie, il ne trouve que des admirateurs, mais il n’a personne à qui partager son angoisse. Ce langage double et mensonger l’isole dans son secret 890 . La discordance de ces deux positions : mensonge (paraître + non-être) et secret (être + non-paraître), le met dans une situation angoissante et lui fait éprouver la nécessité d’une rencontre : voir, rencontrer un saint à miracles 891 .

A l’origine, le carré de la véridiction, chez Greimas, est placé dans une phase de la sanction que le destinateur utilise sur le plan cognitif pour évaluer le fait réalisé par le sujet performant. A partir de ce carré, je voudrais proposer un ‘carré énonciatif’ qui s’adapterait assez bien au processus de la révélation. Voyons :

Le chapitre ‘XV’ (de la deuxième partie de SSS) commence par le cri de Saint-Marin : « Je tiens mon saint ! » Par ce cri, Saint-Marin s’approprie (dans son imagination) le saint imaginé comme un objet : S → O. Cette possession magique lui fait oublier un moment l’angoisse de la mort et il songe à mourir dans la paix et dans la tranquillité qu’il croit être en la possession du saint. Mais cette possession n’est que dans son imagination et devient comme une obsession qui lui fait perdre le contact avec la réalité. Il reçoit un choc en se retrouvant (se découvrant) tout seul devant le confessionnal. Et à ce stade, sa curiosité porte sur le lieu (confessionnal) où il imagine que le saint manifeste la sainteté. Il veut voir et vérifier... Dans cet élan de curiosité, il ouvre la porte du confessionnal où il découvre un cadavre.

Sa rencontre avec la ‘face terrible’ fait disparaître tout ce qu’il vient d’imaginer, et en même temps, il perd tout son espoir. Pourtant devant ce spectacle, il retrouve une de ses compétences : « il sait montrer... » 892 On peut schématiser ainsi ce moment de la révélation chez Saint Marin :

« Carré de la révélation (carré énonciatif) »

Première étape de ce schéma : une flèche va d’abord du non-être à l’être, et en même temps cette flèche perce la barrière du paraître, et la fait tomber partiellement. La barrière qui lie non-paraître et paraître fonctionnait jusqu’alors en Saint-Marin comme un mur du langage qui l’empêchait d’être vrai dans la relation avec autrui, mais aussi d’être vrai avec lui-même. Ce percement du mur par la flèche (non-être → être), provoqué par l’angoisse de sa propre mort, transforme sa relation avec soi :

Deuxième étape, ce percement du mur (barrière) influence aussi chez Saint-Marin sa relation avec autrui. Car, une fois libéré de sa position de non-être, il désire être vrai avec les autres. Cependant personne ne le croit à présent. Avec ce désir d’être vrai dans ses paroles, il vient à Lumbres et, pour la première fois, il confesse devant l’abbé Sabiroux (cependant il dit encore ce qui le concerne lui-même. Ses paroles seront vraiment libérées lorsqu’il parle du saint mort dans le confessional). Ainsi sa parole se libère du circuit mensonger. Donc une flèche partira cette fois de non-paraître vers paraître (non-paraître → paraître) :

Voici l’itinéraire complèt de Saint-Marin dans le « carré énonciatif » (carré de la révélation) :

L’étape 1 est sa vie d’écrivain où il crée le langage double et d’ironie, et se cachant derrière langage, il a joué le mensonge et le secret dans une création, si bien que personne ne connaît en lui son véritable visage. Donc le point de départ dans le carré est l’être vers non-être (être → non-être).

A l’étape 2 , ainsi il dursie le mur du langage.

L’étape 3 est le moment où Saint-Marin ressent la mort proche et son angoisse (étape de la passion). Il ressent que la barrière devient comme un mur infranchissable et lui empêche sa double relation : une relation vraie avec les autres mais aussi celle avec soi-même

Ainsi à l’étape 4 , il désire rencontrer un saint et il fait un pélerinage à Lumbre pour chercher un saint à miracle qui le libérerait de ses angoisses.

L’étape 5 est la description de la transformation que Saint-Marin subit dans Lumbres. Les objets qu’il rencontre dans Lumbres vont petit à petit démolir le mur du langage chez lui, et enfin rencontrant ‘la face terrible’, le mur du langage sera démoli à jamais. Avec sa première parole libérée (du mur du langage), Saint-Marin témoigne du spectacle du cadavre, sans avoir recours au langage double, et à l’ironie :

‘« Beau miracle ! (...) Le brave prêtre est mort ici sans bruit, d’une crise cardiaque. (...) il est là, bien tranquille, telle un sentinelle, tuée d’une balle dans sa guérite, à bout portant !... » 893

En disant cette parole, Saint-Marin, pour la première fois de sa vie, tourne sa parole vers l’extérieur pour ‘dire vrai’ sur autrui. Considérant que Saint-Marin, dans toute sa vie d’écrivain, « n’a parlé que de lui ne s’est pas exprimé une fois » 894 , c’est une transformation étonnante chez lui. Cette parole vraie rompt en lui le circuit mensonger. ... Pour lui qui était enfermé dans un double circuit, (circuit mensonger : être → non-être → paraître ; circuit secret : paraître → non-paraître → être), la rencontre surprenante avec la ‘face terrible’ lui révèle une de ses compétences (savoir-montrer), fait tomber le double circuit dans le quel il était enfermé.

Dans ce cas, la rencontre avec la ‘face terrible’ est salutaire pour Saint-Marin. Il est doublement libéré : ① des objets (le renom) qui collent à son être comme un masque et qui l’empêchent d’être lui-même ; et ② de ses paroles mensongères : jusqu’à présent, s’il a parlé, ce n’était que pour plaire au public. Cette parole servile n’est ni tout à fait mensonge, ni tout à fait vraie, mais fausse. Sans cette rencontre, il serait mort dans une illusion totale (dans une position fausse : ni dans le paraître, ni dans l’être), exilé de sa vérité (‘être et paraître’), enfermé dans un double circuit, il aurait été conduit vers une agonie sans issue.

Notes
888.

p.253 « Dans la bouche artificieuse, les mots les plus sûrs sont pipés, la vérité même est servile. (...) De page en page, la vérité qu’il énonce d’abord avec une moue libertine, trahie, bernée, brocadée, se retrouve à la dernière ligne, après une suprême culbute, toute nue, sur les genoux de Sganarelle vainqueur... »

889.

p.255 « A peine ose-t-il confier aux plus intimes quelque chose de son angoisse, et ils ne l’entendent qu’à demi ; nul ne veut voir, dans les yeux de grand homme, le regard tragique où s’exprime une terreur d’enfant. Au secours ! dit le regard. Et l’auditoire s’écrie : Quel merveilleux causeur ! »

890.

p.255 « Impuissant à se surmonter, conscient du dégoût qu’il inspire, ne trouvant qu’à force de ruse, et d’industrie de rares occasions de se satisfaire, il se jette en glouton sur ce qui passe à portée de ses gencives et, l’écuelle vide, pleure de honte. (...) il touche le fond de son grotesque enfer. (...) Mais il n’attendait point cette surprise en plein jour, cette effraction... Hé quoi ? déjà ? »

891.

p.254 « Depuis longtemps, il avait décidé de visiter Lumbres, et ses disciples ne cachaient plus aux profanes qu’il y porterait l’idée d’un nouveau livre. ‘(...) Je voudrais, de mes yeux, voir un autre saint, un vrai saint, un saint à miracles et, pour tout dire, un saint populaire. Qui sait ? Peut-être irai-je à Lumbres pour y achever de mourir entre les mains de ce bon vieillard ?’ »

892.

p.282 « Antoine Saint-Marin sait montrer dans les cas extrêmes une bravure froide et calculée. »

893.

p.282

894.

p.272 « L’effort de cinquante années, sa carrière illustre, trente livres célèbres... (...) L’harmonieux bavard qui n’a parlé que de lui ne s’est pas exprimé une fois. L’univers, qui croit l’aimer, ne sait que ce qui le déguise. (...) Tant de lecteurs, pas un ami ! »