Bilan de la troisième partie

Rappelons qu’à II.4 nous avons proposé « le modèle figuratif de la rencontre ». Tout au long de cette 3ème partie, nous avons essayé d’appliquer ce modèle aux divers passages de la rencontre que nous avons choisis dans SSS. Nous avons vu suffisamment que le texte résiste à ce modèle. Il n’y a pas deux rencontres qui se ressemblent. Chaque rencontre manifeste à sa manière son propre modèle figuratif qui se dessine peu à peu au fur et à mesure qu’avance l’analyse et chacune des analyses fait apparaître également la structure du sujet de la rencontre. Ce sujet n’est pas le sujet narratif qui dépend de l’objet valeur. Mais c’est une nouvelle identité du sujet qui se dessine tout au long du travail.

Il est étonnant de voir l’immense capacité de l’analyse figurative qui s’adapte à chaque texte exploré. En effet, toutes les structures ont été précieuses pour l’analyse. L’application rigoureuse à chaque niveau d’analyse sémiotique : niveau narratif (sémantique, syntaxique), niveau discursif (sémantique, syntaxique), nous a conduite plus loin que le parcours génératif et a ouvert une nouvelle voie à une analyse figurative. Même à partir du carré sémiotique, l’analyse figurative fait sortir de la structure binaire et donne à découvrir une identité nouvelle du sujet qui se construit à travers le parcours figuratif.

Cette transformation du sujet est particulièrement liée à la rencontre-événement. En effet, le sujet qui a été initialement le sujet narratif est transformé (souvent pendant le dialogue, du fait qu’il est percé ou poussé par la force énonciative, il perd ses objets valeurs) et il devient sujet de profond désir et répondant. Ce sujet est donc relatif, à la fois, à la perte de l’objet valeur et à la parole d’autrui, ainsi transformé par la rencontre-événement, il devient lui-même le signe (la figure) de cette rencontre.

Pour conclure cette longue partie d’analyse, il semble bon de remarquer : d’où vient l’enjeu central de la transformation de ces sujets ? Ou que passe-t-il dans une rencontre pour que les sujets deviennent les figures de la rencontre ?

En effet, au centre d’une rencontre-événement, il y a une transformation du cri (immanent ou intérieur) à la parole. Au moment de la rencontre, ils ont tous en eux un ‘cri de douleur’ qu’ils n’ont pas pu extérioriser ou dont ils n’ont pas été conscients. C’est le dialogue dans une rencontre réussie qui transforme ce cri de douleur (immanent) en une parole (manifesté), qui permet de découvrir en eux un profond désir.

Le cri de douleur contient deux éléments du ‘corps propre’ : les passions de l’âme (cri intérieur), les passions du corps (douleur). Lorsqu’on ressent intérieurement une douleur vive, qu’on n’arrive pas à exprimer (tantôt parce que le sujet ne peut pas encore saisir la cause de ses douleurs, tantôt parce qu’il lui manque l’interlocuteur pour la partager), on pousse un cri de douleur. (C’est avant l’état du langage. Tant que ces deux éléments –cri et douleur- sont en confusion, le langage n’a pas de place dans ce système.) A cette étape de vie, surgit en ce sujet souffrant un profond désir de partager sa souffrance avec un être humain ou d’en être soulagé. Et c’est dans une rencontre favorable que ce désir éclate et conduit le sujet souffrant à traduire son cri de douleur en une parole.

Il est déjà apaisant de dire ses souffrances à un interlocuteur : ainsi Mouchette s’est sentie soulagée après avoir dit au docteur Gallet toute sa souffrance : « ‘Tu vois !’ triompha Mouchette. ‘Ca pesait vraiment trop dans ma tête !’ » (p.66), de même Mouchette se sent ‘vivre encore’ sur le chemin de Desvres après sa marche avec Donissan pendant laquelle l’abbé lui fait dire ses souffrances réelles (p.156). Saint-Marin aussi surmonte (se dégage de) son vertige du fait de parler de sa crainte (tout au moins) devant un prêtre stupide, l’abbé Sabiroux.

Cependant le fait d’en parler n’est qu’une moitié du chemin à parcourir pour être libéré vraiment de ses souffrances réelles, car si l’interlocuteur n’accepte pas ou ne croit pas les paroles dites, ce fait de parler devant quelqu’un ne diffère pas de l’effet qu’on aurait en parlant devant un mur. Lorsqu’on désire parler avec quelqu’un du même sort que soi-même, c’est qu’on désire que ce quelqu’un partage ce qu’il y a de profond en nous. C’est la parole (la réponse) confiante de l’interlocuteur (répondant) qui seule peut libérer de ce cri de douleur. Cependant le prix de cette réponse que l’interlocuteur devra payer sera cher surtout si ce dernier répond par devoir. Nous avons bien vu combien ce prix était cher dans le cas de Donissan répondant au désir d’une mourante qu’on peut lire dans la lettre de l’évêque. Quant à Gallet, après avoir écouté tout le récit vrai de Mouchette, mais ne pensant que le prix à payer, il annule tout ce qu’elle a dit et refuse d’être un répondant pour elle. L’abbé Sabiroux devait répondre, malgré lui, à la demande de l’autorité épiscopale au sujet du curé de Lumbres. Nous connaissons combien Sabiroux a souffert d’assumer ce rôle de répondant jusqu’à la fin de sa vie (p.213). C’est à ce prix à payer que peut-être la ‘face terrible’ invite Saint-Marin d’être répondant par sa dernière parole mimée par son corps entier : « ‘Tu voulais ma Paix’, s’écrie le saint, ‘Viens la prendre !’ »

Cependant, est-ce par devoir que Donissan a répondu au désir de Mouchette mourante ? Ne serait-ce pas plutôt parce qu’il a entendu à travers la parole de Mouchette le désir pressant d’un dernier élan de Vie et parce que cette parole a réveillé en lui un désir plus profond ? Ne serait-ce pas le scandale relaté dans la lettre de l’évêque qui serait un effet éclatant de la force énonciative de la parole d’une mourante, parole qui a touché (rencontré) le désir le plus profond de l’abbé et qui l’a poussé à l’accomplir ? Dans ce cas, l’identité du répondant s’enracine dans l’élan d’un désir qui va au-devant du désir d’autrui.

Quant à Saint-Marin, il vient à Lumbres chercher un saint à miracles. C’est un excellent ecrivain. Tout le monde l’admire et on apprécie ses écrits. Il est spécialiste de la parole (des discours) surtout lorsqu’elle concerne le sujet de la mort. On considère que comme les Grecs, il a transcendé la crainte de sa propre mort. Cependant, lorsqu’il la voit arriver pour lui, l’angoisse s’empare de son être. Dans cette situation angoissante, il n’arrive pas à partager sa peur avec ses proches, puisque ses paroles elles-même deviennent alors mensonge ou ironie. Il a des admirateurs mais pas d’ami. Cette situation le pousse à aller à Lumbres. Cependant, au lieu d’un saint, il rencontre un prêtre stupide, Sabiroux et les traces d’un saint curé. Ces traces détruisent peu à peu dans l’imagination de Saint-Marin l’image qu’il se fait d’un saint et, ouvrant enfin la porte du confessionnal, il découvre ‘la face terrible’ qui lui fait perdre tout son imaginaire et tout son espoir. Cependant ce cadavre mime par son coprs entier une parole qui retentit aux oreilles du lecteur : « ‘Tu voulais ma paix’, (...) ‘Viens la prendre !’ » Est-ce que cette parole est une ironie ? « un professeur d’ironie a trouvé son maître » remarque le narrateur au moment de la découverte de ‘la face terrible’. Si c’est une ironie (digne) de Socrate, il faut mettre sa confiance dans cette parole, s’enfoncer tout droit là où ce maitre appelle, puisque c’est là qu’on trouvera la vérité. Cette parole mimée par le cadavre s’adresse au professeur d’ironie, non au niveau de son intelligence mais au niveau de son désir. Si tu désires, viens, c’est bien par ce chemin-là que tu trouveras ce que tu désires, la véritable paix, une paix authentique ...

C’est ainsi qu’on peut conclure que le livre de Bernanos est un livre de désir. Ce n’est pas un livre qui s’adresserait aux intellectuels voire aux modernes de tous les temps qui d’ailleurs ne comprendraient pas grand chose ... (comme les personnages du roman dont nous avons suffisamment analysé les comportements : incompréhension de l’évêque du lieu, du docteur Gambillet, du père Malorthy, etc... face à la foi dans l’absolu. Pour eux, rationnalistes, cette foi n’est qu’absurde.) Personne ne peut avoir une confiance en l’homme contre tout raisonnement sauf peut-être ceux-là seuls qui ont expérimenté l’aspect figural dans une rencontre-événement... C’est à eux que ce livre du désir est offert ...

La dernière partie du présent travail sera à la fois théorique et récapitulative des analyses figuratives que nous avons menée dans la 3ème partie.