2.2 Mouchette et ses lieux

Dans SSS, Mouchette est marquée à la fois par l’espace et le temps, mais elle est elle-même un lieu de conflits, voire, dès sa naissance, un lieu d’achoppement pour les autres personnages.

A. Autour de ‘sur le chemin vers les six vaches’

Le texte que nous avons étudié à III.2.1 « la rencontre de rêve de Mouchette » se déroule en trois scènes :

Mouchette rencontre pour la première fois le marquis un dimanche sur la route de Desvres ; elle découvre l’objet de sa quête en la personne du marquis et l’opposant de leur relation qui est son père Malorthy. Un matin du mois de juin, allant vers les six vaches à la demande de sa mère, elle voit apparaître son héros, comme un roi, à la lisière du bois. Cette vision se grave à jamais dans sa mémoire. A ce moment-là, Mouchette croit posséder l’objet-idéal de sa vie (S ∧ O). Cependant son parcours ne se termine pas avec cette acquisition puisqu’elle se heurte à l’opposition de son père et, au contraire, elle est désormais orientée vers un seul but : conserver cet objet-idéal. Dans ce but, l’enfant du marquis qu’elle porte en elle est une figure du noyau de son espoir. Trois mois plus tard, un soir du mois d’août, les parents Malorthy découvrent que leur fille est enceinte, et s’en scandalisent. Huit jours après cette découverte, le père rend visite au marquis et ensuite menace Mouchette pour obtenir d’elle un aveu, mais cette nuit-même elle s’enfuit au château. C’est une nuit de conflit, d’abord avec ses parents chez les Malorthy, ensuite avec Cadignan au château, pendant laquelle Mouchette perd peu à peu l’objet-valeur qu’elle croyait avoir déjà acquis.

Une simple observation du parcours de ‘l’enfant’ (du marquis qu’elle porte) tout au long de cette nuit de révolte nous éclairera sur l’objet en transformation et sur le pourquoi de la tragédie de cette jeune fille.

L’enfant en question commence son parcours par la découverte chez des Malorthy qui sont surpris. Donc l’enfant est un objet surprenant pour les parents au départ. Cependant il se passe 8 jours entre la découverte et la visite au château. Ces 8 jours sont significatifs pour le père Malorthy, car entre temps le statut de l’enfant, au départ un objet inattendu, est changé pour ce père. Pendant sa visite au château, l’enfant devenu l’objet parlé entre deux personnages, est en plein coeur de leur conflit (compétition pour la prise du pouvoir dans leur village) et fonctionne comme un objet compétent du père Malorthy contre son rival, le marquis. Durant 8 jours, ‘l’enfant’ découvert devient l’objet-enfant au service d’un programme du père Malorthy (tenir la 1ère place dans son village). Dans ce but, il presse sa fille d’avouer la vérité sur l’origine de l’enfant. Face à ce père, elle dit ‘Non’ pour la 1ère fois de sa vie et court le soir-même chez le marquis. Au château, ce qui est étonnant c’est qu’il ne soit pas fait alllusion à l’enfant dans leur dialogue, mais ce dialogue révèle à Mouchette la vraie personnalité du marquis qui la déçoit (elle comprend que Cadignan n’a aucune confiance en elle, qu’il n’est ni héroïque, ni royal, mais qu’il n’est qu’un lâche), et alors c’est le marquis qui parle de l’enfant en le désignant par un détour verbal : ‘tes couches faites’, ‘le moutard’. Dans ces paroles, l’enfant n’étant pas reconnu par le père, il n’est qu’un objet de rejet qui n’a aucun droit à la vie. Face à ce mépris, Mouchette qui mettait en cet enfant tout son espoir et son bonheur, répond par une négation (se moquant et n’acceptant aucun discours : ni du marquis ni du père Malorthy) : « ‘Tes couches ? Le moutard ?’ Alors elle éclata de rire, (...) ‘Mon père s’est moqué de vous... L’avez vous cru ?’ » (p.39)

Le désarroi de Mouchette se change en révolte... et elle tue le marquis après avoir été violée par lui. Dans cette nuit de révolte, on observe un phénomène semblable à l’étape où le sujet est transpercé par la force énonciative qui détruit l’objet valeur en lui. Cependant il y a le contre-effet par rapport au modèle (schéma II.4.4), car chez Mouchette, le résultat de la perte de l’objet-valeur est bouleversant. Il n’y a rien après cette perte qui puisse la faire rebondir, aucun lieu où elle puisse trouver un idéal ; aucun lieu auquel elle puisse s’accrocher avec confiance : la maison de ses parents ne lui apporte aucune joie, le marquis n’est qu’un lâche, etc. Si la nuit du conflit finit mal et tragiquement par un meurtre, et si Mouchette entre ensuite dans un cercle infernal, le mystère de Mouchette est peut-être à chercher dans cette perte de l’objet valeur qui la place dans une situation sans issue.

Avec le cas de Mouchette, nous découvrons le contre-exemple du modèle (Schéma II.4.4). Notre hypothèse considérant l’enfant qu’elle porte comme un objet valeur pour elle serait-elle fausse ? C’est le père qui l’utilise pour son programme. Le marquis, s’il le mentionne, le désigne par l’état-final qu’il souhaiterait : ‘le moutard’, il n’a aucun affection pour l’enfant, ni l’estime. Dans son parcours, la figure ‘enfant’ est belle et bien entrée dans le dialogue comme un objet parlé. Cependant, quelle entrée ! Elle est tout de suite placé au coeur du conflit entre deux rivaux comme un objet à acquérir ou à perdre... Dans ce cas, même s’il entre dans le dialogue comme un objet parlé, il ne peut pas fonctionner pour les acteurs comme une parole qui les interpelle dans la vérité.

Le plus désolant est que, dans le dialogue entre Mouchette et le marquis, l’enfant n’est pas du tout mentionné comme un objet parlé. Le marquis, en évitant de le nommer rejette toute responsabilité de père envers l’enfant. Ce manque de reconnaissance de l’enfant par le marquis et, surtout, la façon dont le père Malorthy le considère (l’enfant = l’objet compétent pour son PN) étouffent Mouchette, la plaçant dans une situation désespérée.

Si Mouchette est considérée comme une figure de la jeunesse d’après-guerre qui étouffe dans une société flottant au sein de multiples idéologies, peut-être cette société est-elle figurée (représentée) par les personnes qui entourent Mouchette (le marquis, le père Malorthy, le docteur Gallet), ne portent aucun intérêt à un enfant qui va naître et n’ont aucune sensibilité à la Parole qui pourtant vient frapper (belle et bien) leur coeur endurci par les valeurs établies.