« Le parcours de l’enfant »

Le parcours de l’enfant chez Mouchette illustre la perte d’espoir quand en cours du dialogue elle perd tous ses objets-valeur. Dans ce parcours, la figure de l’enfant entre dès le départ dans le dialogue entre le père Malorthy et le marquis en tant qu’objet parlé. Entrée ainsi dans un dialogue, cette figure de l’enfant occupe le centre de la rivalité de ces deux personnages, de sorte qu’à la fin de leur entretien, pour le père Malorthy cette figure d’enfant devient l’objet compétent en vue de vaincre le marquis ; et pour ce dernier, l’enfant devient l’objet qui le ménerait à sa perte. Donc à travers le dialogue, l’objet parlé (l’enfant), au lieu d’interpeller l’interloculeur dans la vérité, devient l’objet à éliminer (pour Cadignan) ou à acquérir (le père Malorthy). Ainsi leur rencontre produit (provoque) deux programmes opposés. C’est dans cette situation que Mouchette rencontre l’un après l’autre ceux qui sont devenus chacun à leur place sujet opérateur.

Le père Malorthy commence le dialogue avec sa fille en semblant chercher une vérité : qui est le père de l’enfant ? S’il demande le vrai à sa fille : « ‘La vérité, sacrebleu !’ s’écria Malorthy » (p.24), ce n’est pas en vue de la rendre heureuse, mais pour sauver son honneur (qui est en risque par la grosesse de sa fille hors mariage), voire pour prendre la 1ère place dans son village en éliminant le marquis. Pour ce père, le savoir sur l’origine de l’enfant n’est qu’un objet compétent dans un but précis. Face aux demandes de son père, Mouchette le brave et répond ‘Non’ catégorique afin de sauver l’honneur de son héros. Et cette nuit-même elle court au château. Cependant le marquis évite de parler de l’enfant. Ainsi dans le dialogue de ces deux amants, l’enfant n’a pas pu entrer comme objet parlé. Si le marquis en parle, il le désigne par une expression détournée : ‘tes couches’, ‘le moutard’. Cette négation totale, de la part du marquis par rapport à l’enfant perdre à Mouchette tout espoir de bonheur qu’elle avait imaginé atteindre avec lui. Devant cette négation, Mouchette se révolte et pousse un cri aigu (et tue le Cadignan par accident). On peut interpréter le cri de Mouchette ainsi : lorsqu’on se trouve dans une impasse, dans une situation difficile ou devant quelqu’un qui refuse de croire aux paroles vraies étroitement liées au ressort-même de la Vie, le cri de révolte remplace ces paroles vraies et ce cri est capable d’entraîner à la violence.

Dans cette situation, Mouchette court ensuite vers Gallet. Elle espère en lui pour être soulagée de ses souffrances, être protégée par lui. Cependant leur conversation anéantit tout ce qu’elle a cru être la vérité jusqu’ici. Lorsque le docteur Gallet rejette tout ce qu’elle dit donnant un diagnostic : ‘folle’ (p.66), elle lancera un suprême appel à la pitié, exprimé par un cri que nulle force humaine ne pourrait étouffer :

‘« Elle ouvrit la bouche et cria. Sur une seule note, tantôt grave et tantôt aiguë, cette plainte surhumaine retentit dans la petite maison, déjà pleine d’une rumeur vague et de pas précipités. D’un premier mouvement le médecin de Campagne avait rejeté loin de lui le frêle corps roidi et il essayait à présent de fermer cette bouche, d’étouffer ce cri. Il luttait contre ce cri, comme l’assassin lutte avec un coeur vivant, qui bat sous lui. Si ses longues mains eussent rencontré par hasard le cou vibrant, Germaine était morte, car chaque geste du lâche affolé avait l’air d’un meurtre. Mais il n’étreignait en gémissant que la petite mâchoire et nulle force humaine n’en eût desserré les muscles... » (p.67)’

Après cette scène, elle retourne sur le chemin creux où elle a vue un matin du mois du juin apparaître son héros-roi et dès qu’il apparaît dans ce lieu, ce lieu s’éclaire au lever du soleil grâce à son reflet sur l’eau des ornières. Alors dans un désir brûlant elle-même, en ce lieu précis éclairée comme l’eau des ornières, espère le retour de son héros-roi et ce jour-là elle sera elle-même éclairée par la présence de son héros mais sans savoir comment cela se réalisera. Lorsque dans ce lieu, elle rencontre l’abbé Donissan, elle croit à la réalisation de son désir. C’est pourquoi avec une voix tremblante elle dit : « ‘Allez ! je vous entends déjà depuis un moment. Etes-vous donc revenu, enfin !’ » (p.147) Et lorsque l’abbé lui propose un entretien qui lui apporterait quelque consolation, elle est retenue par une espérance secrète et insaisissable. Vaine révélation ? Donissan a beau révélé la Pitié suprême de Dieu, d’abord par son regard paternel, ensuite pour lui faire comprendre plus facilement, il la compare avec la pitié du père charnel envers les enfants. Quelle comparaison ! Hélas ! Elle n’a qu’un père sans pitié ! Par rapport à la pitié divine, elle ne peut comprendre cette comparaison. Quant à Donissan désespéré de voir que Mouchette ne change pas d’attitude malgré tous ses efforts, il devient sans pitié et mène une lutte sans merci contre elle pour lui faire avouer la vérité... Notre brave fille (héroïne) qui a bravé son père en lui disant ‘Non’ (ce père qui s’exerce sur elle une autorité abusive) ne sera pas convaincue par une parole (communication) imposée. Poussant un cri muet devant l’abbé, elle retourne chez elle, étouffant son cri qui s’élève de plus en plus fort en elle-même, elle va tout droit à la rencontre de Satan et se suicide.

Ainsi dans cet exemple, les dialogues qui annulent tout espoir en Mouchette, ne font que renforcer en elle le désir profond qu’elle a ressenti et l’attente de sa réalisation.

C’est bien la communication à l’envers qu’expérimente Mouchette. Car, dans le dialogue du schéma modèle, logiquement, la force énonciative de la parole doit circuler entre les interlocuteurs à travers une communication vraie par laquelle les partenaires se transforment l’un l’autre dans la vérité. Or dans les dialogues que Mouchette vient de vivre, la parole vraie bute d’une part dans une impasse par manque de répondant qui est en face d’elle et retourne déformé à l’énonciateur-émetteur, Mouchette, en cours du dialogue ; ce retour la rend folle et fait pousser un cri d’une violence inouïe. D’autre part, cet exemple nous montre que le dire vrai seul ne suffit pas dans un dialogue pour que l’interlocuteur croit dans les paroles de son partenaire, qu’il lui mette sa confiance et qu’il aboutisse à une action (à un résultat positif). Si pour Germaine, cela aboutit à une action (au suicide), c’est un résultat éclatant (évident) qu’elle n’a pas (justement) été gagnée par la confiance en la parole de l’abbé. Nous reprendrons notre réflexion sur ces problèmes en IV.3.