Cependant avant aller plus loin, observons ‘la structure de la rencontre et ses variantes’, avec le cas de Mme Havret. Car dans SSS, c’est le seul personnage qui atteint la fin de son parcours ! Même s’il est figuré dans la note en bas de la page 241 (la seule note dans SSS), cela fonctionne (est) un signe décisif concernant la sainteté du curé de Lumbres et c’est un cas exceptionnel et étonnant, si l’on considère l’ensemble des oeuvres romanesques bernanosiennes. Dans un roman de Bernanos, il est rare de voir une fin heureuse dans n’importe quel parcours de ses personnages. Tantôt l’auteur s’arrête de parler d’eux (pour les personnages secondaires), tantôt il finit par un récit énigmatique (pour les protagonistes principaux). On ne sait jamais la fin de leur parcours. C’est l’art de Bernanos de laisser le dénouement à l’imagination de ses lecteurs. Cette écriture typiquement bernanosienne permet au lecteur d’entrer dans le chemin de la rencontre à travers la lecture qu’il en fait. Là, il semble que l’énonciation non-énoncée du roman s’inscrit en direction des lecteurs que nous sommes.
Elargissant notre champ d’études dans l’ensemble romanesque bernanosien, observons particulièrement la fin d’un protagoniste d’un roman, en considérant nous-mêmes l’énonciataire du message, le sujet de la rencontre transformé par ces lectures. Ces observation nous font voir comment l’aspect figural peut se présenter à une lectrice.
Voici quelques exemples : La scène tragique de la mort injuste de Mlle Chantal et la mort mystérieuse de l’abbé Cénabre (dans La Joie) ; le mystère d’Evangéline (le faux curé de Mégère) dans Un crime ; la rencontre mystérieuse de Simone (après l’assassinat d’une viellie tante de son amant, Olivier) avec un prêtre dans Un Mauvais Rêve ; la mort de la comtesse après sa rencontre avec le curé de Campagne dans Journal d’un curé de Campagne ; la mort triste et esseulée de Mouchette dans Nouvelle Histoire de Mouchette ; la mort de M. Ouine véçue par le petite garçon Philippe comme une expérience onirique dans Monsieur Ouine, ... etc., les exemples sont multiples pour observer l’aspect figural laissé au lecteur dans les oeuvres de Bernanos. Car jusqu’à la fin, le romancier ou le narrateur-énonciateur ne résout pas le mystère d’un personnage amorcé dès le début du roman et laisse la solution (ou confie) au lecteur dans une libre interprétation du destin de ses protagonistes. Cette manière de dénouer un roman crée pour le lecteur un manque et le sentiment de devoir combler ce manque ; mais ce n’est qu’une première impression. En effet, ce sentiment est beaucoup plus profond. Car ensuite le lecteur se rend compte qu’il a été touché pendant sa lecture par une force énonciative qui laisse en lui une marque dans son ‘corps propre’ (expression de Greimas 939 ). Cette force énonciative, touchant à la fois ‘les passions de l’âme’ (son propre désir profond ignoré jusqu’ici et à présent découvert) et ‘les passions du corps’ (sa propre douleur ressentie rencontrant la douleur d’un protagoniste qui ressort de sa lecture), laisse son empreinte vive dans le corps propre du lecteur en cours ou à la fin de la lecture. Et c’est ce qui appelle (interpelle) ce dernier à être un répondant.
C’est bien l’effet d’une rencontre que le lecteur expérimente ici. Et cela demande à ce dernier une réelle adhésion. Greimas propose (ouvre un débat) dans une de ses études comment on pourrait saisir sémiotiquement l’acte épistémique d’adhésion :
‘« (...) on dirait que l’acte épistémique d’adhésion, encore mal cerné, et qui se situe entre le faire-croire et le croire, pourrait recevoir un début d’explication par la rencontre qui se fait au niveau du corps propre percevant entre les ‘passions des âmes’ et les ‘passions du corps’, par l’empreinte de plaie vive, par exemple, que convoquerait la blessure d’amour propre, ‘authentifiant’ ainsi la figure douloureuse. Le croire, la fiducie, concepts fondateurs d’intersubjectivité humaine (...) sert de point de départ à un autre type de rationalité, différente de la rationalité cognitive, et qui repose sur le déroulement de la parole figurative. » 940 ’Ainsi étant invité par cet éminent maître et ayant prétendu répondre à ce pressant appel à cerner l’acte épistémique d’adhésion dans une relation intersubjective qui est d’ailleurs indispensable dans une relation dialogale, nous avons osé l’observer dans le cadre de rencontre, non seulement à travers le dialogue entre les personnages (énonciation énoncée) mais aussi prétendant cerner le processus semblable à celui qui se réaliserait au niveau du dialogue entre l’énonciateur-texte et l’énonciateur-lecteur (énonciation non-énoncée). Nous avons essayé d’élucider ces problématiques dans les pages suivantes.
A.J. Greimas, « La parabole : une forme de vie », dans Louis Panier (éd.), Le temps de la lecture, Exégèse biblique et sémiotique, Recueil d’homages pour Jean Delorme, Paris, Du Cerf, 1993, p.382.
A.J. Greimas, 1993, p.382-383.