L’étude des parcours figuratifs des trois personnages de SSS nous amène à un résultat un peu inattendu par rapport au carré de la véridiction. La question de la véridiction dérive de la question de la communication. L’observation de chacun de ces trois personnages (dans leurs parcours figuratifs) nous montre deux niveaux de communication dans une lecture.
D’une part, au niveau des actants greimassiens (du point de vue de l’énoncé de SSS), chaque personnage fait un parcours sur ce carré et le poursuit en trois étapes : 1) croire savoir vrai sur soi-même (savoir subjectif et personnel), 2) la communication (faire persuasif et faire interprétatif), 3) l’effet de la communication (savoir révélé ou reçu sur soi-même). D’autre part, du point de vue de la narration (point de vue de l’énonciation de SSS), le lecteur a un parcours sur ce carré et il le suit aussi en trois étapes : 1) (croire) savoir sur SSS (simple lecture), 2) le temps de la lecture (communication : savoir construit par la lecture sémiotique), 3) l’effet de la lecture (savoir-révélé ou reçu à travers la lecture sémiotique).
Dans le conte merveilleux, le sujet opérateur ou l’anti-sujet opérateur font un parcours narratif et au moment de la sanction, le destinateur-final faisant un parcours sur le carré de la véridiction (acte cognitif), sanctionne le vrai ou le faux du résultat. Un des aspects thymiques (euphorique, dysphorique, aphorique) du lecteur s’inscrit à ce moment-là. Car le lecteur, suivant intégralement le parcours des personnages, construit sa propre véridiction qui peut être différente de celle du destinateur final du conte. A ce moment-là, il y a un conflit d’interprétation dans l’esprit du lecteur entre la sanction du destinateur final et la propre sanction qu’il vient de construire.
Dans SSS, le problème de la sanction est plus complexe que celui du conte. Pierre-Robert Leclercq 941 remarque que la complexité du roman vient de la caractéristique-même du style bernanosien, qui est de multiplier les points de vue 942 . Du fait de proposer plusieurs sanctions, ou de ne pas témoigner au sujet des événements rapportés, SSS est entièrement ouvert au jugement du lecteur. De ce point de vue, le style bernanosien rejoint une ère que Greimas appelle ‘l’ère de l’incroyance’ 943 .
Greimas soulève ainsi la problématique du langage du monde moderne et il poursuit sa réflexion dans l’article, « Le contrat de véridiction » 944 . S’apercevant que le langage est à la fois le lieu de sa propre véridiction, mais aussi que le discours est le lieu d’un paraître mensonger, Greimas projette de construire un méta-langage qui « lui servira d’instrument de démythification des discours sociaux et de démystification de la parole dominatrice » 945 . En effet, Greimas traite dans plusieurs passages du problème de la véridiction. Nous nous référerons dans cette étude, à ses deux ouvrages importants : Du Sens II (1983) et Sémiotique, Dictionnaire raisonné de la théorie de langage (1979). A l’article, « Les actants, les acteurs et les figures » dans Du Sens II, l’auteur parle de la véridiction concernant la ‘sanction’ dans la grammaire narrative. Cependant, l’auteur ayant constaté que le problème de la véridiction dépasse largement le cadre de la structure actantielle du carré sémiotique, songe à un carré qui fonctionnerait autrement que le carré sémiotique. Ainsi l’auteur introduisant la catégorie de l’être et du paraître, compliquant davantage le jeu narratif, augmente encore le nombre de rôles actantiels et présente le carré de la véridiction et ses résultats profitables :
‘« En proposant l’interprétation sémiotique de la catégorie de vrai vs faux selon les articulations du carré nous cherchons non seulement à libérer cette catégorie modale de ses rapports avec le référent non sémiotique, mais aussi surtout à suggérer que la véridiction constitue une isotopie narrative indépendante, susceptible de poser son propre niveau référentiel et d’en typologiser les écarts et les déviations, instituant ainsi ‘la vérité intrinsèque du récit’. La surdétermination des actants selon cette catégorie de l’être et du paraître rend compte de cet extraordinaire ‘jeu de masques’ fait d’affrontements des héros cachés, méconnus ou reconnus et des traîtres travestis, démasqués et punis, qui constitue un des axes essentiels de l’imaginaire narratif. » 946 ’Greimas utilise ce carré dans le cadre de la grammaire narrative, pour construire une syntaxe narrative avec plus d’assurance : il l’utilise en vue d’une possibilité de nouvelles diversifications de programmes narratifs. Par exemple, dans le conte populaire, une typologie des sujets compétents : héros ou traîtres, construite par la structure actantielle va être surdéterminée au moment de la sanction par des modalités de vrai vs faux et de secret vs mensonge qui multiplient le nombre de rôles actantiels, et qui permet de calculer, grâce à des additions, soustractions et surdéterminations des modalités définissant les rôles, des transformations narratives qui se produisent dans le cadre d’un programme déterminé.
« ‘Le Saint de Lumbres’ ou la ‘fin manquée’ », in Etudes Bernanosiennes n°12, La revue des lettres modernes, Paris, 1971, p.57-72.
EB n° p.63-65
Du Sens II, p.109 : « (...) la multiplicité des discours qui s’entre-pénètrent et s’enchevêtrent, dotés chacun de sa propre véridiction, porteurs de connotations terrorisantes ou méprisantes, ne peut engendrer qu’une situation d’aliénation par le langage qui débouche, dans le meilleur des cas, sur une ère de l’incroyance. »
Du Sens II, p.103-113
Du Sens II, p.109
Du Sens II, p.54-55