1.2 La pensée parallèle et la problématique du récit parabolique

Au terme de sa réflexion, Greimas revient sur cette double signification de ‘credere’ pour introduire ‘la pensée parallèle’  957 . Dans ce passage, il remarque premièrement la priorité de la confiance entre les hommes qui facilite la communication. Conduisant à l’extrême cette priorité, voire faisant un rapprochement lexical de confiance/confidence, il relève le caractère bi-isotope du discours : ‘paraître voilant’ et ‘éventuel être’. Dans cette perspective, il interprète la science comme « un effort de transpercer le paraître du sens commun pour atteindre son être-vrai, comme la victoire de l’immanence sur la manifestation » 958 . Deuxièmement, situant le paraître (du monde naturel, et du discours) sur le plan figuratif, Greimas soulève la problématique de la double fonction des figures du langage : elles se réfèrent à la fois au monde naturel mais aussi « elles sont là pour dire autre chose qu’elles-mêmes. » Greimas opte sur cette deuxième fonction des figures du langage pour réintroduire dans les figures déréférentialisées, « un nouveau référent » 959 qui est le niveau thématique. En introduisant ainsi le niveau thématique dans les figures, il traduit leur double fonction (la double fonction des figures du langage) par une double référence : « la première en profondeur et créatrice d’une isotopie thématique plus abstraite, et la seconde, en latéralité développant une nouvelle isotopie figurative parallèle » 960 . On peut le schématiser ainsi 961  :

Par là, Greimas construit une forme de rationnalité discursive qui permet d’articuler le discours parallèle dans le domaine mythique.

Cependant, le discours parallèle pose encore problème. C’est ainsi que Greimas observe la différence entre l’allégorie et la parabole. En se référant aux études réalisées par les biblistes du CADIR, il dit que la thématisation première des figures n’est pas le dernier mot :

‘« A titre d’exemple, prenons la parabole du Fils prodigue. Sur un fond narratif et thématique de manque et liquidation du manque se superposent, une série d’isotopies figuratives, racontant la perte d’une pièce d’argent, d’un agneau, d’un fils, etc. Cependant, à y regarder de près, la superposition d’isotopies n’est qu’apparente : tout en se chevauchant, elles articulent, en la privilégiant, telle ou telle séquence du récit d’ensemble sous-jacent ; bien plus, chacune des paraboles change presque imperceptiblement de thématique sous-tendue de sorte que, partant d’effets de sens dysphoriques ou euphoriques liés à la perte d’argent, on en arrive à la fin à la théologie chrétienne du repentir ou du salut. » 962

« Il y a là un progrès discursif indiscutable, un mode de ‘raisonnement figuratif’ » dit Greimas. Et il poursuit son raisonnement en disant que ce mode « repose sur la non-homologation terme à terme des actants ou des fonctions des différentes isotopies. » C’est en cela que le discours parabolique se distingue du discours allégorique (caractérisé par la correspondance entre les éléments discrets des isotopies parallèles). Et il voit dans le discours parabolique le germe des modèles figuratifs qui est (évidemment) fiduciaire, et qui relève de l’ordre du /devoir-être/ subjectif. Enfin, Greimas remarque que la pensée parabolique, puisqu’elle est de nature fiduciaire, s’oppose à la pensée logique, homologisante. Par là, il note la différence radicale entre deux lectures : la structure ternaire qu’exige la lecture des paraboles dans l’Evangile, différente de la structure binaire qui se construit dans la logique.

Cette piste nous oriente pleinement vers le premier travail du CADIR, Signes et paraboles, paru en 1977, auquel Greimas lui-même participe en écrivant la « postface », et aussi vers le travail réalisé par Jean Delorme, « Savoir, croire et communication parabolique », Actes Sémiotiques, Documents IV,38, 1982.

Jean Delorme, dans ce dernier article appofondissant l’évangile de saint Marc (4,1-34), élucide le statut de la parabole à la différence du statut d’une énigme ou d’un secret.

‘« ‘A vous a été donné le mystère de Dieu’. ‘Mystère’ porte le trait /caché/ vs /révélé/ (qui reviendra au v.22) et le trait /indicible/ illustré ici à propos du ‘Règne de Dieu’ qui, pour être dit, doit être ‘mis en parabole’ (v.30). Pour ‘vous’ donc, ‘toutes les choses’ enseignées ‘en paraboles’ selon le verset 2 accèdent au sens de façon originale, non pas comme une énigme, ou un secret, qui cesserait de l’être par le fait d’être dit ou expliqué, mais comme un mystère’ qui, loin d’abolir les paraboles qui le disent, n’advient au langage que par le détour de récits parlant d’autre chose. » 963

On peut schématiser cette différence ainsi : le sens de l’énigme peut être décrit dans une relation du signifiant et du signifié saussuriens. (signifiant / signifié ≈ énigme / sens), tandis que la signification de la parabole peut se retrouver dans le schéma suivant :

Ainsi décrite, la parabole, comme un signifiant sans signifié, une fois déréférentialisée, nous apprend qu’elle est là pour parler d’autre chose, elle est donc confiée entièrement au récepteur qui la reçoit comme un ‘don du mystère’ qui révèle le Règne de Dieu. Puisque ce mystère est confié aux disciples, ce schéma peut être prolongé à l’infini chaque fois que la parabole rencontre un interprète (croyant) qui adhère à la valeur qu’elle exprime, qui la reçoit comme un don du ‘mystère’ du Règne de Dieu, et qui à son tour, parlera de ce mystère sous forme d’un récit parabolique :

Dans le schéma (ci-dessus), la place du témoin 1 est celle du sujet (disciple) qui écoute et croit à la parabole comme figure du mystère du Règne de Dieu, et qui devient ainsi le témoin de ce mystère ; ensuite il la transmet sous forme d’un récit parabolique à ceux qui veulent l’écouter. Ce sujet-témoin devient alors à son tour le producteur d’un nouveau récit-parabolique.

A la différence du schéma de la mythologie de Barthes (que G.Genette a réinterprété) qui laisse vide la case de la signification pour qu’il y ait une libre interprétation (cf. voile = navire : une figure de métaphore), le schéma ci-dessus met la parabole dans la case du signifié et une parole dans la case de la signification (figure). C’est-à-dire en disant une parole aux disciples qui l’interrogent (« ‘A vous a été donné le mystère de Dieu’ »), Jésus donne par avance comment l’interpréter. Donc les cases sont toutes remplies. Cependant c’est ici que s’inscrit le génie de Jésus. Donnant par avance la signification cependant non pas l’explication de la parabole qu’il vient de leur dire, mais témoignant le statut d’un sujet récepteur (disciples) qui l’interroge, le statut du sujet récepteur devient problématique.

* voir II.1.1.1 : « schéma 1 »

L’explication de la parabole viendra plus tard comme on le voit dans la deuxième parabole. Ce que Jésus atteste (témoigne) ici, est ‘la signature d’un don’ qui est déjà là donné aux disciples. En conséquence, les disciples eux-même deviennent les sujets aptes à interpréter la parabole de Jésus ou deviennent la figure habitée du ‘mystère de Dieu’. Et ils sont invités à interpréter (ou à s’approprier dans son propre langage) ce mystère, ensuite à être le témoin de ce mystère, voire à devenir narrateur d’un nouveau récit parabolique qui attend un autre sujet qui l’accepte et le croit comme une figure-mystère. Donc selon le schéma ci-dessus, la figure est étroitement liée au sujet récepteur.

Revenons maintenant sur la réflexion des pensées paraboliques.

Greimas intervient à ce propos dans la « Postface » de『Signes et paraboles』. Cela concerne la problématique sur la relation entre les rôles thématiques et les parcours thématiques posée par les analyses concrètes de ce livre. Pour Greimas, en principe cette relation « ne devrait être que leur expansion syntagmatique » 964  :

‘« Or, contrairement à ce qui se passe dans le récit proppien, les personnages évangéliques agissent souvent à l’encontre de leur être thématique présumé, comme si cet être n’était qu’un paraître et que l’agir –plus que l’être- révélait leur véritable nature. (...) A partir de ces parcours, le lecteur reconstitue facilement de nouveaux rôles qui les caractérisent. Le texte a ‘travaillé’, comme on dit aujourd’hui ; ce travail se trouve décrit dans ce recueil et défini comme la recatégorisation des rôles thématiques. » 965

Ce que Greimas décrit ici, est un travail du lecteur. Mais il remarque aussi que cette recatégorisation des valeurs s’opère au niveau des personnages, en rappelant que souvent le personnage Jésus refuse d’entrer dans une position polémique (sujet vs anti-sujet) mais transfère la problématique :

‘« L’exemple de l’amour du prochain précisera notre propos : Jésus ne s’oppose pas au programme ‘aimer son proche’ prescrit par la loi, il dit seulement que la question n’est pas là, qu’elle se pose autrement, qu’il ne s’agit pas du choix de l’objet ‘proche’, mais de la compétence du sujet ‘aimant’. De façon générale, on peut dire que la réponse de Jésus est toujours oblique, qu’elle sort du cadre taxinomique prévu, que le lieu d’où parle Jésus est un ailleurs qui ne s’identifie pas avec l’espace où sont disposées les anciennes valeurs. » 966

Ce déplacement des valeurs qu’on observe au niveau des personnages, peut s’observer aussi dans les récits miraculeux qui relèvent d’une problématique de la sanction. Car il y a un écart entre la sanction de l’effet somatique (la guérison) qu’on ‘croit savoir’ sur le sujet opérateur et celle qu’attribue Jésus (« Ta foi t’a sauvé »). On voit ici déjà un écart entre savoir et croire, mais il reste encore dans le ‘savoir-vrai’ :

‘« Le miracle est ainsi la glorification du croire : ‘Ta foi t’a sauvé.’ On voit ainsi que dans le récit de miracle l’accent s’est déplacé par rapport à l’idée courante qu’on s’en fait comme effet de puissance : l’épreuve principale se joue dans l’accession au croire, qui est un savoir-certain, mais sous l’aspect du secret (/être/+/non-paraître/) ; le ‘miracle’ en tant que performance somatique est la manifestation figurée du /paraître/ qui s’ajoute à l’être pour constituer le vrai (/être/+/paraître/). Il donne alors lieu au croire comme savoir-vrai, c’est-à-dire à la reconnaissance. » 967

Dans cette citation, le ‘miracle’ se manifeste sous l’aspect du secret (‘/être/+/non-paraître/’). Dans ce cas, la parole dite par Jésus serait la révélation de l’être qui s’ajousterait à la manifestation figurée du /paraître/ (guérison) pour constituer le vrai (‘/être/+/paraître/’). Cependant on peut voir deux interprétations de cette guérison : l’interprétation du bénéficiaire de la guérison constate cet effet dans le secret : /être/ (guérison) + /non-paraître/ (il croit savoir : savoir-imaginé), qu’on peut schématiser ainsi : puissance de Jésus / guérison (= cause/effet). Cette interprétation devient fausse lorsque Jésus dit : « Ta foi t’a sauvé ». Cette parole semble révéler la moitié du vrai de ce qui se passe en l’homme guéri : l’/être/ (guérison), le /paraître/ (la foi de cet homme). Dans ce cas, en disant ces paroles, Jésus corrigerait le croire-savoir de l’homme guéri. Cependant, une autre révélation se fait jour : Jésus dit qu’il est ‘sauvé’. Cet élément vient corriger notre 1ère impression. Ce que Jésus révèle ici, c’est l’état de sauvé de cet homme qui se manifeste par sa guérison. De plus, Jésus, en disant ‘ta foi’, désigne la place vraie du sujet interprétant. Ce qui schématiserait 968 ainsi :

Remarque : les termes caractères en gras sont identiques avec les termes du carré de la véridiction.

Ainsi mettant l’objet-guérison- (ce qu’on voit) dans ses paroles interprétatives, Jésus enseigne à l’homme guéri comment interpréter le fait qu’il voit ou comment il doit constater la transformation qu’il expérimente dans son corps propre. Ainsi Jésus invite l’homme guéri à la positon du vrai qu’il doit être. Dans la parole de Jésus, la guérison est le signe visible (paraître) du salut (être) qu’on n’obtient que par la seule foi (vrai). S’il croit dans cette parole, il deviendra lui-même figure (d’un homme guéri-croyant) par l’événement qui s’est passé dans son corps propre et, affirmant sa foi par son témoignage ; ce schéma pourrait s’enchainer indéfiniment comme dans le cas de la parabole. Alors il peut être appelé le schéma des croyants :

Alors, ‘la guérison’ aura une même fonction que la parabole du schéma précédent où la parole de Jésus révèle la position vraie du sujet récepteur (disciples) et non le sens de la parabole qu’il vient de raconter.

On peut rapprocher le cas de parabole et le cas de miracle. Dans les deux schémas, Jésus désigne par ses paroles la place vraie du sujet interprétant ; il remplit par avance la case de la signification 1 (dans le schéma de Barthes) ou il met un mot (‘ta foi’) dans la position vraie du sujet interprétant (dans le carré de la véridiction). De ce fait, on peut superposer deux schémas, dont la figure (dans le schéma de Barthes) se trouve dans le schéma du carré de la véridiction (renversé) à la place vraie de l’homme guéri-croyant (figure). Ainsi ce dernier devient par son être la figure de cette rencontre-événement.

Cependant dans ces deux schémas, Jésus n’a pas le dernier mot. Car par ses paroles, il invite le sujet écoutant à y adhérer. Cette manière de dire marque une différence avec le carré de la véridiction : dans celui-ci, le jugement du destinateur (vrai, faux, mensonger, secret) est le dernier mot qui donne une sanction au sujet opérateur. Tandis que, la parole vraie de Jésus, au lieu d’être figée comme une sanction, ouvre le sujet écoutant à une interprétation et à un consentement de cette parole.

Ainsi par le fait de désigner par avance la place ‘vraie’ du sujet, le lien entre entendre et croire devient arbitraire et libère le sujet interprétant dans une communication. Mais alors comment le sujet interprétant peut-il devenir croyant ?

Notes
957.

Du Sens II, p.130-132

958.

Du Sens II, p.131

959.

Du Sens II, p.131

960.

Du Sens II, p.131

961.

Greimas l’illustre avec『 Moïse 』de Vigny en Du Sens II, p.131 : « la misère et la grandeur de Moïse peut produire une lecture parallèle des même misère et grandeur du Poète, c’est grâce à la médiation d’un tertium comparationis, constitué par le niveau thématique commun que l’auteur signale d’ailleurs en insistant sur la ‘puissance’ et la ‘solitude’ du héros. »

962.

Du Sens II, p.131-132

963.

Jean Delorme, 1982, p.12

964.

Signes et paraboles, p.235

965.

Signes et paraboles, p.235-236

966.

Signes et paraboles, p.236

967.

Signes et paraboles, p.192

968.

C’est toujours à la base du schéma 1, voir note 977, corrigé ensuite.